L’année 2018 mettra-t-elle un terme à l’égalité de traitement?
20 novembre 2018
L’année 2018, qui est sur le point de s’achever, a conduit la Chambre sociale de la Cour de cassation, suivie par certains juges du fond (au premier rang desquels la cour d’appel d’Aix en Provence), à modifier significativement les principes qu’elle a définis le 29 octobre 1996, il y a un peu plus de vingt ans, en matière d’égalité de traitement.
Autrement appelée « à travail égal – salaire égal » l’égalité de traitement est aujourd’hui, plus que jamais, fortement mise à mal, en particulier en la présence de dispositions conventionnelles, et il ne fait guère de doute que les ordonnances du 22 septembre 2017, qui ont notamment reçu pour objet de privilégier la négociation d’entreprise sur la négociation de branche, vont renforcer encore un peu plus ce constat à l’avenir. Un auteur (Grégoire Loiseau, Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne), est allé jusqu’à titrer l’un de ses articles sur le sujet : « le crépuscule du principe d’égalité de traitement ».
Il est par ailleurs devenu particulièrement compliqué, pour les salariés s’estimant victimes d’une inégalité de traitement par rapport à la situation salariale ou professionnelle d’autres collègues de travail, de le démontrer.
Un bref aperçu des décisions majeures, rendues au cours de l’année 2018, permet de constater aisément ces différents points.
1. Le principe de l’égalité de traitement en la présence de dispositions conventionnelles
Dans les arrêts qu’elle a rendus le 27 janvier 2015 (n°13-22179, 13-25437 et 13-14773), la Cour de cassation a jugé que les différences de traitement existant entre catégories professionnelles ou entre les salariés exerçant, au sein de d’une même catégorie professionnelle, des fonctions distinctes, opérées par voie de convention ou d’accord collectifs, négociés et signés par les organisations syndicales représentatives (investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote), sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle. Ces principes ont été repris depuis lors dans d’autres décisions (en ce sens notamment Cass. Soc., 8 juin 2016, n°15-11324 ; Cass. Soc., 26 avril 2017, n°15-23968).
Plus récemment (Cass. Soc., 4 octobre 2017, n°16-17517 confirmant une précédente décision du 3 novembre 2016, n°15-18444), la Cour de cassation a décidé que les inégalités de traitements entre des salariés appartenant à des établissements distincts d’une même entreprise, étaient présumées justifiées dès lors qu’elles étaient opérées par voie d’accord collectif.
La Haute Cour a achevé son analyse sur le sujet en appliquant, dans un arrêt du 30 mai 2018 (n°17-12782), les mêmes principes que ceux qui viennent d’être énoncés au cas de salariés de la même entreprise, affectés à des sites distincts (dont le périmètre peut être différent de celui des établissements distincts).
2. Le principe de l’égalité de traitement en la présence d’un protocole de fin de conflit
Aux termes d’une décision en date du 30 mai 2018 (n°17-12782), la Cour de cassation a considéré que les mêmes règles que celles exposées ci-avant concernant la présence de dispositions conventionnelles avaient vocation à s’appliquer au cas particulier d’avantages mentionnés dans un protocole de fin de conflit qui s’analyse en un accord collectif dès lors, selon elle :
- que le protocole a été conclu avant l’expiration de la période transitoire instaurée aux articles 11 à 13 de la loi n°2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et a été signé après négociation avec un ou des délégués syndicaux,
- ou que, conclu postérieurement à l’expiration de la période transitoire précitée, il a été négocié et signé avec des organisations syndicales représentatives dans l’entreprise ou l’établissement, dans les conditions visées aux articles L. 2232-12 et L. 2232-13 du Code du travail, dans leur rédaction alors applicable.
3. La différence de traitement entre salariés en raison de l’objet de l’avantage en cause : exemple du 13e mois perçu par certains des salariés, et non par d’autres
Dans une décision ancienne (Cass. Soc., 20 février 2008, n°05-45601), la Cour de cassation avait jugé que la seule différence de catégorie professionnelle ne pouvait, en elle-même, justifier pour l’attribution d’un avantage (il s’agissait en l’occurrence d’un 13e mois), une différence de traitement entre des salariés dès lors qu’ils étaient placés dans une situation identique au regard de l’avantage en cause.
En d’autres termes, un ouvrier était tout autant légitime qu’un ingénieur ou un cadre à percevoir le 13e mois.
Le 26 septembre 2018 (n°17-15101), la Cour de cassation a substantiellement modifié son analyse sur ce point. Certains y voient même un revirement de jurisprudence.
Dans l’affaire qu’elle a ainsi tranchée, plusieurs salariés (ouvriers et employés) ont saisi le conseil de prud’hommes d’une demande tendant à obtenir le bénéfice, au titre du principe d’égalité de traitement, d’un avantage correspondant à un 13e mois accordé aux salariés cadres.
Pour faire droit à leurs demandes, la cour d’appel de Riom, après avoir énoncé que la seule différence de catégorie professionnelle ne pouvait en elle-même justifier, pour l’attribution d’un avantage, une différence de traitement entre salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, a retenu que, sous couvert de douze mois de salaires payés sur treize mois, il s’agissait bien d’une prime de 13e mois qui était payée aux cadres de l’entreprise sans que l’employeur n’établisse la différence de traitement instituée entre les cadres et les personnels non-cadres relativement au versement de cette prime qui serait justifiée par des raisons objectives, réelles et pertinentes.
Devant la Haute Cour, l’employeur soutenait que les cadres ne bénéficiaient pas d’un véritable 13e mois, mais d’une modalité particulière de règlement de leur salaire de base en 13 mensualités. Il ajoutait que les non cadres n’effectuant pas un travail identique à celui des cadres (notamment au regard des responsabilités ou des fonctions managériales qui leur étaient dévolues), ils ne pouvaient pas réclamer un salaire identique sur le fondement du principe d’égalité de traitement.
La Cour de cassation a balayé l’analyse de la cour d’appel de Riom en retenant que, quelles que soient les modalités de son versement, une prime de 13e mois, qui n’a pas d’objet spécifique étranger au travail accompli ou destiné à compenser une sujétion particulière, participe de la rémunération annuelle versée, au même titre que le salaire de base, en contrepartie du travail à l’égard duquel les salariés cadres et non-cadres ne sont pas placés dans une situation identique.
Il est important de préciser que, dans l’affaire ainsi tranchée, le 113e mois trouvait sa source non pas dans une disposition conventionnelle. Il s’agissait, selon toute vraisemblance, d’une décision unilatérale de l’employeur ou d’un usage.
Cette nouvelle jurisprudence concernant le 13e mois peut, à l’évidence, être étendue à d’autres éléments de rémunérations perçus par certains salariés (en particulier non cadres) et non par d’autres (cadres notamment).
4. L’égalité de traitement ne fait pas obstacle à ce que les salariés embauchés postérieurement à l’entrée en vigueur d’un nouveau barème conventionnel soient appelés à bénéficier d’une évolution de carrière plus rapide dès lors qu’ils n’ont bénéficié à aucun moment d’une classification ou d’une rémunération plus élevée que celle des salariés antérieurement à l’entrée en vigueur du nouveau barème, et placés dans une situation identique ou similaire
Telle est la solution qui se dégage d’une décision que la Cour de cassation a rendue le 17 octobre 2018 (n°16-26729) dans une affaire concernant l’évolution professionnelle de salariés de l’URSSAF en application de la convention collective du personnel des organismes de la sécurité sociale et des allocations familiales du 8 février 1957.
Selon que les salariés ont été embauchés avant ou après la mise en place d’un nouveau barème conventionnel, les salariés peuvent être traités différemment.
5. Les règles de preuve concernant l’inégalité de traitement
En la présence de dispositions conventionnelles prévoyant des différences de traitement entre catégories professionnelles (cadres/non cadres par exemple) ou entre les salariés (par exemple les travailleurs à domicile dont le régime est fixé par l’annexe IV de la convention collective nationale de l’édition et les autres salariés), c’est à celui qui se prétend victime d’une inégalité de traitement de démontrer que cette différence de traitement est étrangère à toute considération professionnelle.
En pratique, cette preuve sera très difficile, pour ne pas dire impossible, à rapporter.
En l’absence de dispositions conventionnelles, c’est à celui qui invoque une atteinte au principe d’égalité de traitement de démontrer qu’il se trouve dans une situation identique ou similaire à celui auquel il se compare (Cass. Soc., 4 avril 2018, n°16-27703, 17-11680, 17-11814, arrêts « »La Poste »).
Dans une affaire tranchée par la 9e Chambre B de la cour d’appel d’Aix en Provence le 25 octobre 2018 (n°18/04604), dont l’auteur de ces lignes a eu à connaître pour le compte de l’employeur, plusieurs salariés ont saisi la formation de référé (juge de l’urgence et de l’évidence) aux fins de solliciter la condamnation de leur employeur (société de nettoyage) à leur communiquer, sous astreinte, les contrats de travail et les bulletins de paie d’autres salariés auxquels ils entendaient comparer leur situation.
La cour d’appel d’Aix en Provence a refusé d’accéder favorablement à cette demande en retenant une motivation aussi brève que claire : « En l’espèce, les intimés (les salariés) ne démontrent pas se trouver dans des situations identiques ou similaires à celles des salariés auxquels ils entendent se comparer. De plus, l’employeur indiquait, dès ses conclusions de première instance, qu’il ne contestait pas que les salariés désignés par les requérants bénéficiaient effectivement des avantages en cause, mais il faisait valoir que leurs situations étaient différentes. Dès lors, il n’existe pas de motif légitime au soutien de la demande de communication de pièces, étant relevé de plus qu’il n’apparaît pas que les intimés aient sollicité amiablement les pièces en cause avant tout contentieux contrairement aux exigences de l’article 56 du code de procédure civile ».
En d’autres termes, selon la cour d’appel d’Aix en Provence, il appartenait aux salariés en premier lieu de démontrer qu’ils se trouvaient dans une situation similaire à celles et ceux des salariés auxquels ils se comparaient, puis en second lieu de présenter une demande de communication amiable à leur employeur avant tout procès, ce qu’ils se sont abstenus de faire en l’espèce.
La même cour d’appel d’Aix en Provence (18e Chambre B), dans deux séries d’arrêts rendus cette fois au fond, les 14 septembre 2018 (n°2018/866 et suivants) et 28 septembre 2018 (n°2018/959 et suivants), à l’occasion desquelles l’auteur de cet article s’est également impliqué, a considéré :
- qu’il appartenait au salarié qui s’estime victime d’une inégalité de traitement, de soumettre au juge les éléments de fait, loyalement obtenus, laissant supposer son existence ;
- que le juge doit prendre en compte les éléments présentés par le salarié dans leur globalité, et non les analyser séparément ;
- que c’est à celui qui invoque une atteinte au principe d’égalité de traitement de démontrer qu’il se trouve dans une situation identique ou similaire, au regard de l’avantage considéré, à celui auquel il se compare de façon déterminée ;
- qu’il incombe ensuite à l’employeur de prouver (en l’absence de disposition conventionnelles bénéficiant du régime de la présomption précitée) que sa décision repose sur des éléments objectifs et pertinents justifiant la différence de traitement.
6. Quelques illustrations jurisprudentielles récentes concernant l’inégalité de traitement
Dans une décision du 28 mars 2018 (n°16-19260), il a été jugé, s’agissant de l’attribution, à l’occasion de l’obtention de la médaille du travail, d’un droit à gratification naissant à la date à laquelle le salarié a atteint le nombre d’années de service requis pour l’échelon concerné, que dès lors que certains salariés ont acquis l’ancienneté requise avant une certaine date et que d’autres l’ont acquise après cette date, ce dont il résultait que le régime juridique applicable à la gratification relevait pour les uns d’un usage et pour les autres de dispositions conventionnelles, les salariés n’étaient pas placés dans une situation identique. Aucune inégalité de traitement n’a dès lors été caractérisée.
Dans les arrêts « La Poste » du 4 avril 2018 précités, la Cour de cassation a rejeté les demandes des salariés dès lors, notamment :
- qu’ils ne se comparaient pas à des fonctionnaires exerçant des missions identiques ou similaires,
- ou qu’ils se comparaient à des fonctionnaires exerçant, comme eux, des missions identiques ou similaires de facteur, mais ces derniers, à la différence desdits salariés, ont occupé des fonctions qui, par leur diversité et leur nature, leur conféraient une meilleure maîtrise de leur poste.
Dans une décision du 30 mai 2018 (n°17-12782), il a été admis que la différence de traitement existant entre les salariés dont le contrat de travail a été transféré en application d’une garantie d’emploi instituée par voie conventionnelle (par les organisations syndicales représentatives investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote et les salariés de l’employeur entrant), qui résulte de l’obligation à laquelle est tenu ce dernier de maintenir au bénéfice des salariés transférés les droits qui leur étaient reconnus chez leur ancien employeur au jour du transfert, n’était pas étrangère à toute considération de nature professionnelle et se trouvait dès lors justifiée au regard du principe d’égalité de traitement.
Dans une affaire tranchée le 28 juin 2018 (n°17-16499), il a été décidé que les salariés engagés postérieurement à l’entrée en vigueur d’un accord de substitution ne peuvent revendiquer, au titre du principe d’égalité de traitement, le bénéfice des dispositions prévues par l’accord collectif antérieur.
Le 14 septembre 2018 (n°15-11386), il a été jugé que la disparité du coût de la vie invoquée par l’employeur pour justifier la différence de traitement qu’il avait mise en place entre les salariés d’un établissement situé en Ile-de-France et ceux affectés au sein d’un établissement à Douai était avérée et justifiait, s’agissant de cet avantage, une différence de traitement entre les salariés des deux établissements.
Dans les deux séries d’arrêts rendus les 14 septembre 2018 et 28 septembre 2018, la 18e Chambre B de la cour d’appel d’Aix en Provence, pour débouter les salariés (agents de services d’une société de nettoyage) de leur demande d’un rappel de salaire au titre du 13e mois perçu par les cadres, agents de maîtrise et assistants administratifs, a procédé à une analyse comparée des missions, des tâches, des compétences et des responsabilités des uns et des autres et a estimé que les documents produits aux débats établissaient notamment que les cadres, agents de maîtrise et assistants administratifs exerçaient des fonctions ou attributions correspondant à des pratiques professionnelles très différentes de celles des agents de service avec des niveaux exigés en matière de compétence (diplômes, techniques), d’expérience, de qualités professionnelles et personnelles, de maîtrise de certaines techniques (informatique, bureautique, comptabilité, orthographe, gestion, etc.), de polyvalence, d’autonomie et d’initiative sensiblement supérieurs à ceux des agents de service.
La Cour d’appel a procédé à un travail minutieux de comparaison des fonctions occupées par les différentes catégories de salariés, alors qu’elle avait tout loisir, en ce domaine, de s’arrêter à l’objet du 13e mois, différent en fonction des catégories professionnelles, comme l’a jugé la Cour de cassation dans son arrêt du 26 septembre 2018.
Les exigences posées par la Cour de cassation au fil des décisions qu’elle a rendues dans le courant de l’année 2018 ont certes le mérite de la clarté et d’une forme de simplicité.
Les modifications apportées par la Haute Cour à sa précédente jurisprudence sont cependant quelque peu brutales pour les salariés qui vont devoir redoubler d’énergie et d’ingéniosité pour tenter de voir reconnaître judiciairement l’existence d’une inégalité de traitement dont ils sont pourtant parfois bel et bien victimes.
Auteur
Rodolphe Olivier, avocat associé, droit social
L’année 2018 mettra-t-elle un terme à l’égalité de traitement ? – Article paru dans Les Echos Exécutives le 16 novembre 2018
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