Intérêts d’emprunts : « déduis-moi si tu peux ! »
Hier largement déductibles, les intérêts d’emprunts sont désormais la cible du législateur, si bien que leur déduction fiscale est devenue une gageure… Et ce n’est pas fini !
La déductibilité des intérêts d’emprunt est l’un des enjeux majeurs de l’efficacité fiscale d’une opération d’acquisition de titres de sociétés. En sanctionnant les tentatives d’immixtion de l’administration dans la gestion des entreprises, et notamment dans l’arbitrage entre le financement de leurs opérations en fonds propres ou par emprunt, le juge de l’impôt avait préservé cette efficacité. C’était sans compter le législateur qui, en introduisant fin 2012 un « rabot » généralisé sur les charges financières nettes supportées par les entités passibles de l’impôt sur les sociétés (IS), a porté un sérieux coup aux entreprises françaises en général, et aux structures LBO en particulier.
Alors que les dispositifs les plus récents viennent tout juste d’être commentés par l’administration, avec son lot de bonnes et mauvaises surprises, le Parlement s’attèle déjà à de nouveaux ajustements.
1. Déduire ses intérêts d’emprunts, ou la nouvelle quête du Graal
Dans l’ordre chronologique de leur apparition dans le Code général des impôts (CGI), les limitations à la déduction des charges financières sont principalement les suivantes.
(a) L’article 39, 1, 3° du CGI : c’est la plus ancienne des dispositions anti-abus. Elle vise à rendre non déductibles les intérêts servis aux associés de l’emprunteur (quelle que soit sa forme sociale) à raison des sommes laissées ou mises à la disposition lorsque cette rémunération dépasse un taux maximal légal, qui s’élevait à 3,39% en 2012 pour les sociétés clôturant leur exercice avec l’année civile.
(b) L’amendement Charasse : introduite en 1988 à l’initiative de Michel Charasse, cette mesure anti-abus vise très schématiquement à écarter, dans le cadre du régime d’intégration fiscale, la déduction des intérêts d’emprunt contractés à l’occasion d’une opération souvent qualifiée de « vente à soi-même », plus précisément d’une acquisition qui n’entraîne pas de véritable changement de contrôle juridique de la société cible. De rédaction très large, ce dispositif capte dans son champ d’application de nombreuses opérations ne relevant en principe pas de l’esprit du texte, comme par exemple les cessions non financées par endettement entre sociétés sous contrôle commun et membres de deux groupes fiscaux distincts.
(c) Les règles de sous-capitalisation : introduit sous sa forme actuelle en 2006 et modernisé en 2011, ce texte vise à limiter la déduction fiscale des intérêts d’emprunts contractés auprès d’entreprises « liées » ou assimilées, c’est-à-dire principalement, dans une opération à effet de levier, les intérêts de la dette contractée (i) auprès des actionnaires contrôlant la holding de reprise, quelles qu’en soient les modalités juridiques (prêt d’actionnaire, compte courant, obligations convertibles, etc.), et (ii) auprès de tout tiers lorsque le prêt correspondant est garanti par une entreprise liée à l’emprunteur. Les limitations qu’il instaure portent tant sur le taux de la rémunération des sommes mises à disposition que sur le niveau de levier retenu (notamment par l’application d’un ratio plafonné à 1,5 fois les capitaux propres).
(d) L’amendement Carrez : en vigueur depuis le 1er janvier 2012, ce dispositif présume non déductibles les charges financières liées à l’acquisition de titres de participation lorsque la société acquéreuse n’est pas en mesure de démontrer que les décisions relatives à ces titres et le contrôle de la cible ne sont pas assurées par elle ou par une société de son groupe établie en France. Bien que ne visant pas prioritairement les opérations de LBO, cette mesure est en pratique surtout susceptible de menacer celles de ces opérations structurées ou contrôlées depuis l’étranger.
(e) Le « rabot » : ce dispositif, voté dans le cadre de la Loi de finances pour 2013, prévoit la réintégration de 15% (puis 25% à compter de 2014) des charges financières nettes supportées par toute entité imposable à l’IS, sous réserve d’une franchise (à la différence d’un abattement) de 3 M€. Les commentaires définitifs publiés le 6 août dernier au BOFiP confirment que l’administration retient une définition juridique des charges à prendre en compte, et non une analyse comptable. Si cette approche n’est pas nécessairement en ligne avec les travaux préparatoires, elle conduit à prendre en compte la rémunération (sous forme d’intérêts ou assimilés) versée à raison de toute créance sur l’entreprise débitrice, à l’exclusion des sommes ou commissions venant rémunérer des prestations annexes à la mise à disposition de ces sommes. Sont ainsi notamment exclues (i) les commissions bancaires rémunérant un service, ainsi que les primes d’assurance et frais de dossier, (ii) les pénalités pour paiement tardif sur créances commerciales, ou encore (iii) les gains/pertes sur cessions de valeurs mobilières. Etrangement, tous les gains/pertes sur contrats de swap de monnaies sont exclus (y compris lorsqu’ils sont adossés à un prêt), alors que ceux sur contrats de swap de taux semblent systématiquement inclus (y compris les contrats nus). La base du rabot est complétée de la part financière de certains loyers (par exemple, crédit-baux).
Au sein des groupes intégrés, l’administration précise que le rabot est appliqué lors de la détermination du résultat groupe. La franchise de 3 M€ est donc appréciée sur le résultat groupe, ce qui peut poser la question de l’opportunité du maintien de certaines filiales dans l’intégration. En effet, une telle règle peut dans certains cas avoir pour conséquence de réduire le gain d’intégration (cas notamment des conventions prévoyant l’imposition des filiales comme si elles n’étaient pas intégrées), sous réserve d’une éventuelle refacturation du surcoût aux filiales, ce que l’administration admet pour autant que l’intérêt social desdites filiales et les droits des minoritaires soient préservés.
2. Un nouveau défi pour Perceval dans le Budget 2014
Le législateur français n’étant jamais avare de réformes fiscales (et de l’insécurité juridique qui en découle), il s’est engagé aux côtés du Gouvernement dans un ajustement des règles de sous-capitalisation dans le cadre du projet de loi de Finances pour 2014.
Ainsi, aux termes du projet voté en première lecture par l’Assemblée nationale, la déductibilité des intérêts versés à une entreprise liée serait subordonnée (pour les exercices clos à compter du 25 septembre 2013) à la démonstration que les intérêts perçus par l’entreprise prêteuse sont assujettis à un impôt sur les bénéfices au moins égal au quart de celui qui serait déterminé dans les conditions de droit commun. Cette démonstration devrait être faite par l’entreprise débitrice à la demande de l’administration. Si l’entreprise prêteuse est domiciliée ou établie à l’étranger, l’impôt sur les bénéfices déterminé dans les conditions de droit commun s’entend de celui dont elle aurait été redevable en France si elle y avait été établie. Le projet voté intègre désormais une précision relative aux créanciers constitués sous la forme de sociétés translucides ou d’organismes de placements collectifs (notamment les FCPR), pour lesquels l’imposition minimale s’appréciera au niveau des associés / porteurs de parts qui contrôlent l’entité, au sens du 12 de l’article 39 du CGI. A défaut de contrôle, les prêts consentis par ces entités ne devraient pas, en l’état du projet, entrer dans le champ du nouveau texte.
Notons que cette nouvelle limitation concerne aussi bien les créanciers résidents fiscaux de France que non-résidents. Le Gouvernement rappelle ainsi dans les « Evaluations préalables des articles du projet de loi [de finances] » que les débiteurs ayant par exemple pour créanciers liés des Jeunes Entreprises Innovantes (JEI) ou des entreprises nouvelles (article 44 sexies du CGI) sont susceptibles d’être concernés par ce nouveau texte. Il pense d’ailleurs pouvoir en déduire la conformité du texte au droit européen, et notamment à la liberté d’établissement, ce qui ne peut que laisser perplexe au regard de la jurisprudence de la CJUE.
On peut par ailleurs se poser la question de l’urgence d’une telle réforme du dispositif anti-sous-capitalisation, alors même que la jurisprudence la plus récente de la même CJUE laisse planer de sérieux doutes sur la légalité de l’approche comptable retenue jusqu’à présent par l’administration pour estimer le montant des capitaux propres à prendre en compte pour le ratio dette / fonds propres visé au 1.(c) ci-dessus. En effet, une telle approche semble exclure des capitaux propres la valeur nette des actifs des succursales situées dans un autre Etat membre, alors qu’elle la retient lorsque la succursale est située en France. Or, c’est bien ce qu’a sanctionné la CJUE dans un arrêt relatif à la législation belge sur le régime dit des « intérêts notionnels » (aff. C-350/11, 4 juillet 2013, Argenta Spaarbank NV).
Voici donc un nouveau casse-tête à anticiper pour les entreprises… et peut-être une nouvelle occasion pour le juge de l’impôt de reprendre la main ?
A propos de l’auteur
Laurent Hepp, avocat associé, spécialisé en fiscalité. Il intervient tant en matière de fiscalité des entreprises et groupes de sociétés qu’en fiscalité des transactions et private equity.
Jean-Charles Benois, avocat, spécialisé en fiscalité. Il intervient tant en matière de fiscalité des entreprises et groupes de sociétés qu’en fiscalité des transactions et private equity.
Article paru dans la revue Option Finance du 4 novembre 2013
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