Litispendance : la notion de « juridiction saisie en premier lieu » ne s’applique pas aux mesures juridictionnelles d’instruction
Dans cette affaire, la responsabilité d’un constructeur allemand de bateaux était recherchée en raison d’une avarie présentée par un bateau que ce constructeur avait vendu à une société française. Cette avarie avait donné lieu à diverses procédures introduites devant des juridictions françaises et allemandes.
Tout d’abord, le tribunal de commerce de Marseille avait été saisi, par l’acheteur du bateau, d’une requête demandant la réalisation d’une expertise judiciaire aux fins d’établir, avant tout procès, la preuve de faits susceptibles de fonder une action en justice ultérieure, conformément à l’article 145 du Code de procédure civile (CPC).
Puis, à la suite du rapport d’expertise, trois ans plus tard, le constructeur allemand avait saisi le juge allemand d’une action tendant à voir reconnaître l’absence de droit du demandeur à son encontre concernant le bateau litigieux, revendu depuis lors. Enfin, quelques semaines après cette saisine, l’acheteur avait à son tour introduit une autre action au fond, cette fois-ci devant le tribunal de commerce de Toulon afin d’obtenir la réparation du préjudice allégué et le remboursement des frais d’expertise engagés.
Dans ce contexte multi-procédural, la juridiction allemande s’interrogeait sur le point de savoir si, en raison de la procédure engagées quelques années plus tôt à Marseille aux fins d’obtention de preuves, elle devait surseoir à statuer en tant que « juridiction saisie en second lieu », par application de l’article 27 du règlement 44/2001 du 22 décembre 2000, alors même que l’action engagée au fond à Toulon était postérieure à sa propre saisine. Elle estimait, en effet, qu’une telle procédure probatoire pourrait former une seule unité avec l’action au fond engagée subséquemment à Toulon.
Elle invitait donc la Cour à déterminer si, en cas de litispendance potentielle, l’acte par lequel a été saisi le tribunal d’un État membre ayant ordonné une mesure d’instruction avant tout procès peut constituer « l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent », au sens de l’article 30-1 du règlement précité, à l’encontre de l’action au fond introduite ultérieurement devant un autre tribunal de ce même État membre.
La Cour répond par la négative en indiquant que le mécanisme pour résoudre les cas de litispendance, prévu à l’article 27 du règlement 44/2001, revêt un caractère objectif et automatique et se fonde sur l’ordre chronologique dans lequel les juridictions en cause ont été saisies (CJUE, 4 mai 2017, C-29/16, Hanse Yacht).
Dans ce contexte, l’article 30 du règlement définit de manière uniforme et autonome la date à laquelle une juridiction est réputée saisie. En vertu de son point 1, la saisine s’opère à la date à laquelle l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent est déposé auprès d’une juridiction, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures nécessaires pour que l’acte soit notifié ou signifié au défendeur.
Il ressort des travaux législatifs ayant précédé l’adoption du règlement 44/2001, que l’article 30 vise à réduire les « incertitudes juridiques causées par la grande variété des réglementations qui existent dans les États membres pour déterminer la date de la saisine d’une juridiction », grâce à une règle matérielle permettant d’identifier cette date de façon simple et uniformisée (point 30).
En l’occurrence, l’article 145 du CPC prévoit que lorsqu’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir « avant tout procès » la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. Parmi ces mesures figure, notamment, l’expertise judiciaire.
La rédaction de ce texte traduit ainsi l’autonomie des mesures d’instruction ordonnées sur son fondement par rapport à la procédure au fond concernant les mêmes parties, dès lors que ces mesures doivent être demandées avant tout procès. La procédure probatoire a un caractère autonome par rapport à la procédure au fond qui pourrait, le cas échéant, être engagée par la suite.
La Cour de Justice en déduit donc que : « en cas de litispendance, la date à laquelle a été engagée une procédure tendant à obtenir une mesure d’instruction avant tout procès ne peut pas constituer la date à laquelle est réputée saisie une juridiction appelée à statuer sur une demande au fond ayant été formée dans le même État membre consécutivement au résultat de cette mesure ».
En l’espèce, c’était donc à la juridiction française, de surseoir à statuer, peu important sa saisine antérieure sur le fondement de l’article 145 du CPC.
Les conséquences pratiques de cet arrêt sont importantes notamment dans le domaine de la propriété industrielle et plus particulièrement des marques ou encore des dessins et modèles, deux droits aujourd’hui harmonisés au sein de l’Union européenne, où il est très courant de procéder à une saisie-contrefaçon avant d’engager l’action au fond. Il devait mettre fin aux errements du tribunal de grande instance de Paris qui dans une ordonnance du juge de la mise en état du 9 octobre 2014 (n°14/05293, Metoxit c/ Ceramtec), a jugé que, « si la société CERAMTEC a assigné la société METOXIT en contrefaçon postérieurement à l’introduction de la demande de nullité présentée par la société METOXIT devant l’OHMI, cette demande de nullité a elle-même été introduite peu de temps après la réalisation d’une saisie-contrefaçon et une mise en demeure adressée à la société METOXIT, actes laissant entendre qu’une assignation devant la juridiction française allait prochainement être délivrée ». Pour le tribunal la saisie-contrefaçon constituerait une « raison particulière » au sens de l’article 404 du règlement 207/2009, de poursuivre la procédure initiée devant lui.
Auteur
José Monteiro, Of Counsel, droit de la propriété intellectuelle