La CJUE a tranché : la clause d’interdiction de revente sur les places de marché n’est pas contraire au droit de la concurrence !
Après l’affaire Pierre Fabre1 relative à l’interdiction de revente sur Internet faite aux distributeurs membres d’un réseau de distribution sélective, les têtes de réseau attendaient que la cour de justice de l’Union européenne (CJUE) se prononce sur l’interdiction de revente de produits de luxe sur les places de marché ou « market places » de type Amazon ou ebay. C’est aujourd’hui chose faite.
Le renvoi préjudiciel avait pour origine un litige opposant un fournisseur de produits cosmétiques de luxe, la société Coty, à l’un de ses distributeurs.
La société Coty avait proposé un avenant à son contrat de distribution stipulant que si le distributeur est autorisé à vendre les produits sur Internet, c’est à la condition que cette activité de vente soit réalisée par l’intermédiaire d’une vitrine électronique du magasin agréé et que le caractère luxueux des produits soit préservé. Un distributeur qui revendait les produits fournis par la société Coty sur la plate-forme « amazon.de » avait refusé de signer cet avenant. La société Coty l’avait assigné devant un tribunal allemand qui a estimé que la clause d’interdiction de revente sur les places de marché constituait une restriction de concurrence caractérisée. Dès lors, selon le tribunal, le système de distribution mis en place par Coty était contraire à l’interdiction des ententes.
La Cour saisie en appel de ce jugement avait posé quatre questions préjudicielles à la CJUE.
Par sa première question, très générale, la cour allemande demandait si un système de distribution sélective relatif à la distribution de produits de luxe visant à préserver l’image de luxe constituait une entente anticoncurrentielle au sens de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
Conformément à sa jurisprudence antérieure, la CJUE a considéré qu’« eu égard à leurs caractéristiques et à leur nature, les produits de luxe peuvent nécessiter la mise en œuvre d’un système de distribution sélective pour en préserver la qualité et en assurer le bon usage » (CJUE, 6 décembre 2017, C-230/16).
La question méritait néanmoins d’être posée dans la mesure où dans l’arrêt Pierre Fabre22 la Cour avait indiqué que « [L]’objectif de préserver l’image de prestige ne saurait constituer un objectif légitime pour restreindre la concurrence et ne peut ainsi pas justifier qu’une clause contractuelle poursuivant un tel objectif ne relève pas de l’article 101, paragraphe 1, TFUE ». Toutefois, la CJUE a rejeté le point estimant que cette approche s’inscrivait dans le cadre de l’analyse d’un système de distribution portant interdiction absolue de vendre sur Internet et ne pouvait donc être transposée à l’examen du système de distribution étudié en l’espèce qui se contentait d’interdire la revente sur les places de marché.
Par sa deuxième question, la cour allemande demandait si l’interdiction d’avoir recours, de façon visible, à des plates-formes tierces est conforme à l’article 101 TFUE. Pour répondre à cette question, la CJUE a examiné cette clause à la lumière des critères jurisprudentiels classiques permettant d’évaluer les systèmes de distribution :
- les revendeurs doivent être choisis sur la base de critères objectifs appliqués de façon uniforme et non discriminatoire ;
- les produits en cause doivent nécessiter un tel système de distribution en raison notamment de la haute qualité ou technicité ;
- les critères définis ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire.
La CJUE a estimé le premier critère, qui est le plus objectif, rempli sur la base du dossier qui lui a été remis. S’agissant des deuxième et troisième critères, la CJUE a examiné si l’interdiction de revente sur les places de marché est proportionnée au regard de l’objectif poursuivi. Autrement dit, si une telle clause est appropriée et nécessaire pour préserver l’image de luxe des produits en cause.
S’agissant tout d’abord du caractère approprié, la Cour avance trois raisons pour considérer que cette condition est remplie. Tout d’abord, la clause garantit le rattachement au distributeur agréé et donc permet de préserver l’image de luxe des produits. Ensuite, elle permet au fournisseur de contrôler que ses produits seront vendus dans un environnement qui correspond aux conditions qualitatives qu’il a convenues avec ses distributeurs. Enfin, la Cour estime que le fait que les produits en cause ne soient vendus en ligne que sur les sites des distributeurs contribue à l’image de luxe des produits.
S’agissant ensuite de savoir si cette clause ne dépasse pas ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, la CJUE relève deux éléments en faveur du caractère proportionné de la clause : en premier lieu, la clause d’interdiction de revente se limite aux places de marché et les distributeurs peuvent revendre les produits sur Internet ; en second lieu, selon une étude de la Commission, le canal de distribution le plus important, dans le cadre de la distribution sur Internet, est constitué par les boutiques en ligne qui représentent 90% de ces ventes.
La Cour en conclut que la clause d’interdiction de revente sur les places de marché n’est pas contraire à l’article 101§1 du TFUE.
Les troisième et quatrième questions concernaient la possibilité d’exempter cette clause sur le fondement du règlement 330/2010 du 20 avril 20103. Ces questions ne se posent que dans l’hypothèse où la juridiction nationale estimerait que la clause litigieuse est contraire à l’article 101§1 en dépit des éléments d’interprétation donnés par la Cour.
La Cour répond à ces questions en indiquant que la clause d’interdiction de revente sur les places de marché ne constitue pas une allocation de clientèle ou de territoire et n’est pas davantage une interdiction de vente passive aux utilisateurs finals.
Cet arrêt qui pourrait être vu par certains comme un frein à l’essor des places de marchés s’agissant de la vente de produits de luxe (ceux-ci étant le plus souvent distribués via des réseaux de distribution sélective) appelle plusieurs remarques.
Tout d’abord, on peut s’interroger sur la pertinence de l’argument selon lequel une clause d’interdiction de revente sur les places de marché serait proportionnée au motif que 90% des ventes en ligne sont réalisées sur les boutiques en ligne. En effet, si à l’avenir les ventes en ligne devaient être majoritairement réalisées sur des places de marché, la licéité d’une telle clause serait-elle remise en cause?
Ensuite, si la solution de la Cour de justice n’est pas surprenante au regard des conclusions rendues par l’avocat général Nils Wahl dans cette affaire, elle l’est davantage au niveau national.
En effet, la licéité d’une telle clause était discutée devant les juridictions françaises.
Si l’autorité de la concurrence (ADLC) n’avait pas adopté de décision formelle sur cette question, une série de prises de position suggéraient qu’elle était favorable à la revente sur les places de marché.
Ainsi, dans un avis n°12-A-20 du 18 septembre 2012 l’ADLC avait présenté les places de marché comme des éléments favorisant la concurrence et avait considéré que ces places de marché pouvaient remplir les conditions qualitatives fixées par les fournisseurs. Ensuite, dans une décision relative à une demande de mesures conservatoires à l’encontre de la société Samsung, l’ADLC avait indiqué que l’interdiction générale de revente sur les places de marché était un des éléments du système de distribution mis en cause qui pouvaient « révéler des indices de restrictions verticales sur les ventes actives et passives des détaillants actifs sur le marché »4. Enfin, dans un communiqué de presse de 2015, l’ADLC avait annoncé la clôture d’une enquête contre la société Adidas, celle-ci ayant accepté de supprimer la clause d’interdiction de revente sur les places de marché5.
C’est notamment à la lumière de ces prises de position de l’ADLC que la cour d’appel de Paris avait estimé, dans le cadre d’une action en référé opposant Caudalie à la société exploitant le site Internet 1001 pharmacies, que la clause d’interdiction de revente sur Internet constituait une entente anticoncurrentielle6. Toutefois, dans un arrêt du 13 septembre 2017, la Cour de cassation avait censuré cette décision estimant que la cour d’appel n’avait pas expliqué en quoi ces prises de position étaient de nature à écarter le trouble manifestement illicite résultant de l’atteinte au réseau de distribution sélective (Cass. com., 13 septembre 2017, n°16-15.067).
La cour d’appel de Paris (autrement composée) qui devra donc réexaminer cette affaire devrait en principe suivre les interprétations de la Cour de justice et considérer que la clause d’interdiction de revente sur les places de marché prévue dans les contrats de distribution Caudalie ne constitue pas des ententes anticoncurrentielles.
Notes
1 CJUE, 13 octobre 2011, C-439/09, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique.
2 Idem.
3 Règlement (UE) n° 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées.
4 Autorité de la concurrence, décision 14-D-07 du 23 juillet 2014, Samsung.
5 Autorité de la concurrence, communiqué de presse du 18 novembre 2015, Adidas.
6 CA Paris, 2 février 2016, n°2014/060579.
Auteur
Marine Bonnier, avocat, droit de la concurrence et droit de la distribution