Interdiction française de la revente à perte entre professionnels et droit de l’Union
La directive 2005/29 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur contient, rappelons-le, une liste des pratiques réputées déloyales en toutes circonstances, parmi lesquelles ne figure pas la revente à perte. Son article 3, paragraphe 1, précise expressément qu’elle est applicable aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs.
Par un arrêt du 22 novembre 2017, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a estimé que les dispositions de l’article L.442-2 du Code de commerce prohibant la revente à perte ne relèvent pas du champ d’application de la directive européenne précitée à propos d’un litige portant sur des transactions entre professionnels.
En l’espèce, il était reproché, sur le terrain de la concurrence déloyale entre concurrents, l’annonce d’une offre commerciale, considérée comme constitutive d’une offre de revente à perte, à des adhérents par une centrale d’achats active dans le secteur de l’optique.
La cour d’appel de Douai avait estimé dans un arrêt du 31 mars 2016 que l’article L.442-2, « en qu’il vise, dans ce cadre, à prohiber la revente à perte entre professionnels, échappe au champ d’application de la directive précitée et trouve à s’appliquer ». Elle avait considéré que, pour ce qui concerne le champ d’application de la directive, la jurisprudence européenne (Cour de Justice de l’Union européenne 7 mars 2013) conduit à rechercher si la réglementation nationale mise en cause poursuit des finalités tenant à la protection des consommateurs.
Selon elle, tel n’était pas le cas du texte français, notamment puisque celui-ci précise les modalités d’application de l’interdiction dans les relations entre opérateurs économiques ou encore définit la notion de grossiste. En outre, la prohibition française instaurée par une loi du 2 juillet 1963 bien que plusieurs fois modifiée n’a été amendée que par une seule loi faisant référence dans son titre au consommateur, la loi du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs tendant à la transposition de la directive 2005/29. De même, la loi Hamon du 17 mars 2014, bien que postérieure à une décision de la Cour de justice de l’Union Européenne relative à l’incompatibilité du droit belge sur la vente à perte avec la directive précitée, n’a pas modifié le texte sur ce point, ce qui confirmait que l’objectif du texte vise à assurer un équilibre des relations commerciales. On notera que l’arrêt d’appel précise toutefois que « l’intérêt du consommateur n’est jamais totalement occulté ». Après avoir relevé, aussi sur la forme et en particulier s’agissant de la place de la disposition dans le droit français, que l’article L.442-2 est inséré dans le titre IV du Code de commerce relatif aux pratiques restrictives de concurrence, la cour de Douai en avait déduit que le dispositif français « vise à assurer l’équilibre des relations commerciales et donc à protéger les intérêts économiques, leur loyauté ».
La Cour de cassation a estimé que cette décision de la cour d’appel de Douai comme les conclusions des parties montraient que le litige concernait des pratiques entre une centrale d’achat et des détaillants. En se fondant sur l’article 3 de la directive précitée, elle en a conclu que soulever l’incompatibilité du droit français avec le droit de l’Union dans ce contentieux était inopérant.
Elle en a profité pour confirmer que la Cour d’appel n’avait violé aucun principe de droit dans son analyse du critère d’indépendance applicable à la notion de grossiste. En effet, il est permis pour un grossiste, tel que défini par la loi, de retenir un seuil de revente à perte se situant au niveau du prix d’achat effectif mais affecté d’un coefficient de 0,9. Par ailleurs, parmi les conditions définissant un grossiste, figure le critère d’indépendance du professionnel auquel le grossiste revend et qui s’entend de « toute entreprise libre de déterminer sa politique commerciale et dépourvue de tout lien capitalistique ou d’affiliation avec le grossiste ». Or, la Cour d’appel avait estimé que les conditions générales d’adhésion et de vente faisant peser au cas particulier diverses obligations à la charge des détaillants renforçaient les liens entre ces derniers au-delà de ceux existant entre un grossiste et son client, formulation que reprend la Cour de cassation.
Cette décision de la Cour de cassation est à rapprocher d’un arrêt de la CJUE à peine antérieur, du 19 octobre 2017, dans lequel cette dernière a indiqué que la directive 2005/29 relative aux pratiques commerciales déloyales s’oppose à un texte national qui contient une prohibition générale d’offre de vente à perte ou de vente à perte et qui prévoit des motifs de dérogation reposant sur des critères non prévus par la directive.
En effet, la question préjudicielle en cause relative à la réglementation espagnole avait été posée à l’occasion d’un litige concernant une situation de vente à perte par un grossiste à des supermarchés et des commerces de proximité. Le gouvernement espagnol et la Commission européenne émettaient d’ailleurs des doutes sur la compétence de la Cour car la vente à perte concernait une opération entre professionnels.
La Cour européenne s’est néanmoins déclarée compétente : elle s’est appuyée sur le fait que les dispositions espagnoles concernées visent à protéger les consommateurs au travers de l’exposé des motifs de la loi, sur la décision de sanction prise par l’administration espagnole qui comportait des considérations reposant sur la protection des consommateurs ainsi que sur le fait que la juridiction de renvoi avait elle-même noté que la loi espagnole avait cette même finalité. Précisons que les dispositions espagnoles consistaient, de manière résumée, en une loi portant réglementation du commerce de détail qui fixait un principe d’interdiction de la vente à perte et en une autre loi sur la concurrence déloyale qui notamment réputait déloyale la vente à perte dans certains cas. Ces deux lois avaient été légèrement modifiées par une loi de 2009 transposant la directive 2005/29 : désormais la loi sur la concurrence déloyale énonce les critères permettant de qualifier une pratique commerciale de déloyale tels qu’ils sont définis à l’article 5 de la directive ou reprend les articles 6 et 7 de la directive et la loi sur le commerce de détail est complétée d’un paragraphe indiquant que la promotion des ventes est réputée déloyale quand sont réunies les conditions prévues à l’article 5 de la loi sur la concurrence déloyale.
C’est pourquoi la Cour a en a conclu que les dispositions de la directive avaient été rendues applicables à des situations qui ne relevaient pas de son champ d’application par la législation nationale, laquelle s’était conformée pour les solutions à y apporter au droit de l’Union : ce faisant, il existait donc un intérêt certain de l’Union à ce que les dispositions reprises du droit de l’Union reçoivent une interprétation conforme.
Comme souvent en matière juridique, tout est question d’interprétation, mais il semble que la manière de transposer la directive dans le droit espagnol, en faisant référence à la notion de pratique commerciale déloyale du texte européen pour la vente à perte, ait eu une incidence sur l’issue de la question préjudicielle.
Enfin, on ne manquera pas de relever que la Chambre criminelle de la Cour de cassation vient elle aussi de prendre à son tour position dans un arrêt du 19 décembre 2017. Faisant référence à un paragraphe de l’arrêt précité de la CJUE, elle a estimé que la directive 2005/29 « telle qu’interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne (arrêt du 19 octobre 2017 Europamur Alimentation SA C-295/16 paragraphe 28) ne trouve à s’appliquer qu’aux pratiques qui portent directement atteinte aux intérêts économiques des consommateurs et, ainsi, ne s’applique pas aux transactions entre professionnels ». Si l’on ne peut reprocher à la Chambre criminelle de ne pas avoir tranché la question de la validité de l’interdiction française de la revente à perte entre professionnels au regard du droit de l’Union et d’avoir assuré une unité jurisprudentielle avec la Chambre commerciale, il est permis de s’étonner de sa lecture un peu trop raccourcie de la décision de la CJUE.
Si l’interdiction française de la revente à perte entre professionnels résiste donc en l’état à l’épreuve du droit de l’Union, on ne peut toutefois exclure qu’une modernisation de l’article L.442-2 du Code de commerce, à travers une refonte des textes sur les pratiques restrictives de concurrence, comme celle qui semble se profiler et qui introduirait un lien direct pour la mise en œuvre de cette interdiction avec les notions issues de la directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales, ne conduise au résultat inverse.
Cass. com., 22 novembre 2017, n°16-18.028
CJUE, 19 octobre 2017, C-295/16
Cass. crim., 19 décembre 2017, n°17-83.867
Auteur
Denis Redon, avocat associé, droit douanier et droit de la concurrence, CMS Francis Lefebvre Avocats