Nouvel épisode dans le dossier de la recapitalisation d’EDF par la loi en 1997
15 mars 2018
Dans l’affaire de la recapitalisation et de la restructuration du bilan d’Electricité de France (EDF), réalisée directement par la loi en 1997 et, formellement, en franchise d’impôt, le Tribunal de l’Union européenne (TUE) a récemment confirmé la position de la Commission qui avait considéré, depuis une première décision du 16 décembre 2003, qu’il s’agissait d’une aide d’Etat incompatible avec le marché intérieur et ordonné en conséquence la récupération pour un montant de 800 millions d’euros, soit 1,2 milliard avec les intérêts de retard (TUE, 16 janvier 2018, EDF/Commission, T-747/15).
Cette décision du TUE s’inscrit dans le cours d’une procédure engagée par la Commission européenne en 2002, qualifiant d’aide d’Etat la non-soumission à l’impôt sur les sociétés de la reprise par EDF de certaines provisions constituées en tant que concessionnaire du réseau national de transport d’électricité (ou Réseau d’alimentation générale – RAG) et reclassées par la loi au bilan d’EDF en dotations en capital. La notion de dotation en capital d’EDF était en effet définie par la loi du 8 avril 1946 de nationalisation de l’électricité et du gaz comme le « solde net des biens, droits et obligations transférés [à l’époque] aux établissements publics ». Or, en 1997, malgré quelques dotations intervenues après 1946, son montant était sans rapport avec le capital des entités commerciales avec lesquelles EDF allait entrer en concurrence du fait de la directive 96/92/CE du 19 décembre 1996 qui imposait l’ouverture du marché de l’électricité.
Au cours de la procédure devant la Commission, l’Etat français s’était donc prévalu de ce que, dans le cadre de cette opération, nonobstant les moyens utilisés, il s’était comporté comme un « investisseur privé en économie de marché » : s’il avait renoncé à une créance fiscale qu’il détenait sur EDF en tant que puissance publique, cette décision était purement formelle, puisqu’elle avait simplement réduit à due concurrence le montant de la recapitalisation de l’opérateur historique qu’il avait réalisée en sa qualité d’actionnaire unique.
Pour mémoire, le critère de l’investisseur avisé permet de déterminer si la décision d’un Etat d’investir dans une entreprise est susceptible de conférer à celle-ci un avantage et, de ce fait, de constituer une aide d’Etat. Il nécessite d’analyser si, dans des circonstances similaires, un investisseur privé d’une taille comparable opérant dans les conditions normales du marché dans une perspective de long terme aurait pu être amené à réaliser un tel investissement.
Dans sa décision de 2003, la Commission avait purement et simplement exclu l’applicabilité de ce critère, en considérant que la nature fiscale de la mesure établissait de manière irréfragable que l’Etat était intervenu en qualité de puissance publique et non d’actionnaire.
Le Tribunal a annulé cette décision, jugeant que la Commission ne pouvait, par principe, écarter le critère de l’investisseur avisé et devait l’apprécier in concreto, en examinant si l’Etat poursuivait un objectif économique et pouvait justifier la mesure (TUE 15 décembre 2009, EDF/Commission, T-156/04).
La Cour a confirmé l’arrêt, en rappelant que le critère de l’investisseur avisé permet de faire échapper une mesure à la qualification d’aide, dès lors que l’entreprise bénéficiaire ne dispose pas d’une situation financière plus favorable que celle de ses concurrents, ce qui dépend du montant dont elle bénéficie et non des moyens employés (CJUE 5 juin 2012, Commission/EDF, C-124/10).
Du fait de l’annulation de la décision de 2003, EDF avait obtenu le remboursement de la somme de 1,3 milliard d’euros versée à l’Etat, mais sans intérêts (les textes européens n’en prévoient pas dans le cas où l’Etat restitue une aide récupérée à tort).
La Cour a cependant précisé que l’appréciation doit être effectuée ex ante, c’est-à-dire en tenant compte des informations disponibles au moment où la décision a été prise et non en fonction d’analyses économiques effectuées a posteriori. La France et EDF avaient en effet apporté des éléments justifiant, ex post, du caractère pertinent qu’avait eue, à l’époque, une augmentation de capital d’EDF du point de vue de l’actionnaire.
C’est sans doute pourquoi la Commission a rouvert, le 2 mai 2013, la procédure formelle d’examen pour recueillir de nouveaux éléments et examiner si, compte tenu des documents figurant déjà au dossier et d’éventuels nouveaux éléments transmis par la France, il existait des éléments datant de l’époque de la mesure (c’est-à-dire 1997), qui permettaient de démontrer que la décision du législateur de ne pas prélever l’impôt sur les sociétés à l’occasion du reclassement des provisions au sein du bilan d’EDF avait été inspirée par un raisonnement identique à celui qu’aurait mené un actionnaire privé (décision du 2 mai 2103, JOUE, 28 juin 2103, C 186).
La Commission européenne a pris, le 22 juillet 2015, une nouvelle décision, selon laquelle le critère de l’investisseur avisé n’était pas applicable, faute pour l’Etat d’avoir pu établir de manière suffisamment probante qu’il avait agi en qualité d’actionnaire avisé. La décision qualifiant à nouveau la mesure d’aide incompatible, l’Etat a alors dû récupéré sur EDF la somme de 1,37 milliard d’euros, incluant de nouveaux intérêts de retard.
EDF, soutenue par la France, a contesté la légalité de cette nouvelle décision devant le Tribunal de l’UE, en soutenant que le critère de l’investisseur avisé était bel et bien applicable et en produisant pour cela plusieurs éléments tenant à la nature de la mesure et à l’objectif poursuivi par l’Etat qui, selon elles, établissaient qu’il s’agissait d’une mesure de recapitalisation et que l’Etat avait agi en qualité d’actionnaire avisé.
Le Tribunal rejette cette fois ces arguments, en estimant que les éléments produits ne correspondent pas au niveau de preuve requis pour écarter tout doute sur le fait que l’Etat français a agi en qualité d’actionnaire et non de puissance publique.
En effet, selon le Tribunal, qui s’est placé a maxima dans la ligne de l’arrêt de la Cour de 2012, l’Etat doit dans un tel cas établir « sans équivoque et sur la base d’éléments objectifs, vérifiables et contemporains que la mesure mise en œuvre ressortissait à sa qualité d’actionnaire » et apporter à ce titre des éléments faisant clairement apparaître que la décision d’investir a été prise « préalablement ou simultanément à l’octroi de l’avantage et sur le fondement d’une évaluation économique préalable requise de rentabilité » (§246).
Le Tribunal fait ainsi intégralement peser la charge de la preuve ex ante de l’applicabilité du critère de l’investisseur avisé sur l’Etat membre, en exigeant de lui qu’il réponde à un standard élevé de justification de sa décision.
Il précise en outre l’articulation de cette obligation avec celle de la Commission en considérant que ce n’est que si l’Etat fournit ces éléments de preuve que cette dernière est tenue d’effectuer « une appréciation globale prenant en compte, outre les éléments fournis par cet État membre, tout autre élément pertinent en l’espèce lui permettant de déterminer si la mesure en cause ressortit à la qualité d’actionnaire ou à celle de puissance publique dudit État membre », ce qui comprend les éléments relatifs à « la nature et l’objet de cette mesure, le contexte dans lequel elle s’inscrit, ainsi que l’objectif poursuivi et les règles auxquelles ladite mesure est soumise ».
Il ressort ainsi de l’arrêt que, pour le Tribunal, la fourniture par l’Etat d’une analyse économique de rentabilité prévisionnelle préalable à la mesure est un préalable à l’examen par la Commission du critère de l’investisseur avisé ; la démonstration de la conformité à l’objectif poursuivi n’est pas suffisante. La décision de la Cour de 2012 n’était pas très lisible sur ce point : elle n’exigeait pas explicitement que l’Etat produise une évaluation économique préalable de rentabilité, mais indiquait que des éléments faisant apparaître que la décision était fondée sur des évaluations comparables à celles d’un investisseur pouvaient être requis aux fins de prouver et de justifier qu’une décision d’investissement a été prise au moment de l’octroi de l’avantage (§80 et s.). Le Tribunal est donc allé plus loin, en exigeant de l’Etat qu’il prouve non seulement qu’il a pris une décision d’investisseur au moment où il avait décidé la mesure, mais aussi qu’il a, lors de la conception de la mesure fiscale, évalué sa rentabilité de manière chiffrée comme l’aurait fait un investisseur privé s’agissant d’un investissement en capital (§ 347).
Au-delà de l’application de ce standard à une situation datant de 1997, antérieure à l’ouverture à la concurrence des marchés européens de l’électricité, et donc alors qu’il était particulièrement difficile à utiliser, cet arrêt traduit de manière générale une grande sévérité à l’égard des entreprises publiques, en faisant peser sur les Etats membres des exigences de preuve si rigoureuses au stade de l’applicabilité du critère de l’investisseur avisé que, par certains aspects, elles semblent se confondre avec le niveau d’exigence requis au stade de l’application. Dans cet arrêt, le Tribunal fait une application formelle et rigoriste de la notion d’investisseur avisé alors que l’on a pu voir très récemment la Cour de justice faire preuve d’un certain pragmatisme en rappelant que le critère de l’investisseur avisé doit être examiné d’office par la Commission, même lorsque l’Etat membre ne s’en prévaut pas et que, s’agissant du critère du créancier privé, « l’examen auquel la Commission doit, le cas échéant, se livrer ne saurait se limiter aux seules options que l’autorité publique compétente a effectivement prises en compte, mais doit nécessairement viser l’ensemble des options qu’un créancier privé aurait raisonnablement envisagées dans une telle situation. » (CJUE 20 septembre 2017, Frucona Košice, C-300/16, § 29).
Reste à savoir si EDF et la France poursuivront leur combat et saisiront la Cour d’un nouveau pourvoi contre une décision qui concerne des mesures prises il y a plus de 20 ans. De fait, l’enjeu n’est pas que théorique, puisque les sommes restituées par EDF à l’Etat au titre de l’exécution de la décision de la Commission représentent, pour EDF, près de 3% du coût du « grand carénage » de son parc nucléaire ou encore 6% de celui de la construction de la centrale EPR d’Hinkley Point C.
Auteurs
Christophe Barthélemy, avocat associé, droit de l’énergie et droit public
Claire Vannini, avocat associé, droit de la concurrence national et européen
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