Non bis in idem : après la CEDH, la CJUE assouplit sa jurisprudence
Le principe dit non bis in idem, selon lequel nul ne peut être poursuivi et puni deux fois pour les mêmes faits découle, en droit français, à la fois de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC), qui a valeur constitutionnelle, mais également la Convention européenne des droits de l’Homme (article 4 du Protocole n°7 à la CEDH) qui a valeur supra-législative. Par ailleurs, reconnu de longue date comme principe général du droit de l’Union Européenne (UE) par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), ce principe figure depuis 2009 à l’article 50 de la Charte des droits Fondamentaux de l’Union européenne.
Ainsi, en présence d’une loi de transposition d’une directive imposant aux Etats membres de mettre en place des sanctions (par exemple parce qu’il pourrait conduire à un cumul de sanctions pénales et administratives pour les mêmes faits), trois corps de règles pourraient alors être invoqués de façon concurrente ou complémentaire :
- la non-conformité de la loi à l’article 8 de la DDHC pourrait être soulevée par voie de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ;
- la contrariété de la loi à l’article 4 du protocole n°7 à la CEDH pourrait donner lieu à une saisine de la Cour de Strasbourg : en effet, alors que la CEDH peut normalement être invoquée directement devant les juridictions nationales, l’article 4 du Protocole n°7 a fait l’objet d’une réserve de la part de la France qui n’accepte son application qu’au cumul de sanctions pénales (cf. Cass. crim., 4 septembre 2002, n°01-84.011) ;
- la violation de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE pourrait également être invoquée directement devant le juge national, par exemple dans le cadre d’un recours contre la sanction, pour faire écarter la loi contraire à ce principe.
Or, jusqu’à une période récente, la jurisprudence du Conseil constitutionnel paraissait très en retrait par rapport à celle de la CEDH et de la CJUE puisqu’il estimait que le cumul d’une sanction pénale et d’une sanction administrative, même si celle-ci présentait en réalité un caractère répressif, n’était pas, par principe, contraire à la Constitution sous réserve que le montant global des sanctions ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (décision 2014-418 QPC, du 8 octobre 2014).
A l’inverse, la CEDH jugeait de manière assez stricte que les mêmes faits ne pouvaient donner lieu à deux décisions définitives infligeant une sanction présentant un « caractère pénal » au sens de la CEDH, c’est-à -dire un caractère répressif indépendamment de sa qualification en droit interne (voir notamment, CEDH, 4 mars 2014, n°18640/10, Grande Stevens et autres c/ Italie). De son côté, la CJUE interprétant les principes posés par la Charte des droits fondamentaux à l’aune de la jurisprudence de la CEDH, confirmait le principe dans un arrêt du 26 février 2013 (CJUE, 26 février 2013, C-617/10).
Depuis 2015, le Conseil constitutionnel a fait preuve de plus de sévérité à l’égard du législateur en estimant que, dès lors que deux sanctions distinctes (pénale et administrative) visaient à réprimer les mêmes faits, avaient pour finalité de protéger les mêmes intérêts sociaux, et aboutissaient à une répression de même nature reposant sur le même corpus de règles, le dispositif était contraire au principe non bis in idem (voir notamment, décisions 2015-462 QPC du 18 mars 2015, 2016-546 QPC du 24 juin 2016 et 2016-621 QPC du 30 mars 2017). En l’occurrence, le Conseil constitutionnel a considéré que la répression, par des sanctions de nature pénale, du « délit d’initié » et, par des sanctions pécuniaires de nature administratives d’un montant extrêmement élevé, prononcées par l’AMF, du « manquement d’initié » poursuivaient la même finalité, à savoir la protection du bon fonctionnement et de l’intégrité des marchés financiers. Et, sous couvert de deux qualifications distinctes, présentaient en réalité la même nature répressive. Il a donc jugé ces dispositions contraires à la Constitution.
A l’inverse, la CEDH, puis la CJUE ont pour leur part assoupli leur position très orthodoxe sur l’application de ce principe, ce qui in fine conduit à réduire le décalage des différentes positions :
- tout d’abord, la CEDH a jugé que des sanctions pénales et fiscales à caractère répressif qui bien que juridiquement distinctes s’inscriraient dans un même ensemble répressif destiné à former un tout « systématique et cohérent » en ce sens qu’elles présentaient un lien temporel et matériel suffisant, n’étaient pas contraires au principe non bis in idem (CEDH, 15 novembre 2016, n°24130/11 et n°29758/11, A. et B. c/ Norvège).En l’occurrence, il s’agissait du cumul de sanctions pénales pour fraude fiscale et de pénalités fiscales. La Cour juge notamment que le cumul est possible dès lors que les différentes sanctions ont des finalités complémentaires et n’aboutit pas à un résultat disproportionné ;
- dans un arrêt de principe, rendu en Grande chambre le 20 mars 2018 (CJUE, 20 mars 2018, C-537/16) la CJUE juge qu’il peut exister des limitations au principe non bis in idem et que, en pratique, les législations nationales peuvent prévoir un cumul de sanctions à finalité répressive, dès lors qu’il existe un motif d’intérêt général et que les sanctions ont des objectifs complémentaires. Toutefois, la Cour rappelle que ce cumul n’est possible que dans le respect du principe de proportionnalité.
La question préjudicielle portait sur la transposition en Italie de la directive sur les abus de marché conduisant à un cumul de sanctions pénales et administratives pour les mêmes faits.
La Cour parvient à la même conclusion que le Conseil constitutionnel, sur le fondement de la Charte des droits fondamentaux, et considère que la législation en cause est certainement contraire au principe. Toutefois, l’intérêt de cet arrêt est qu’il consacre cette solution en se fondant sur une analyse in concreto des finalités de chaque sanction et de la proportionnalité du résultat global et non sur le principe du cumul qu’elle ne juge plus en lui-même contraire au principe .
En conclusion : même si les standards d’analyse de ces trois juridictions suprême ne sont pas aujourd’hui totalement alignés, ces dernières décisions démontrent une certaine convergence d’approche tendant à se fonder sur une analyse in concreto du cumul des sanctions plutôt que sur une approche formaliste.
Cela étant, les opérateurs qui se trouveraient soumis à un tel cumul ont toujours intérêt à procéder à une analyse critique de cette situation sur la base de ces trois standards de contrôle (y compris le droit de l’UE lorsqu’il est applicable) pour évaluer les possibilités de contestation. D’ailleurs, compte tenu de la multiplication des secteurs économiques pour lesquels il existe une régulation harmonisée au niveau de l’UE, le standard d’analyse de la CJUE paraît être celui qui doit être appliqué en priorité.
Auteur
Claire Vannini, avocat associé, droit de la concurrence national et européen
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