Prix de transfert, principe de proportionnalité et aides à caractère commercial
Un arrêt du 31 mai 20181 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) déclare conforme au droit européen la législation allemande relative aux prix de transfert et donne d’intéressantes indications sur les éléments de preuve que les entreprises doivent rapporter pour échapper à un redressement.
Le redressement à l’origine de l’affaire
Les faits de l’affaire étaient simples. Une société mère allemande (Hornbach–Baumarkt AG) exploitant des magasins de bricolage et matériaux de construction en Allemagne et dans d’autres Etats membres possédait indirectement deux filiales à 100% aux Pays-Bas. Ces filiales avaient des fonds propres négatifs et avaient besoin, pour la poursuite de leurs activités et pour financer différents projets, de crédits bancaires de plusieurs millions d’euros. L’établissement de crédit avait lié l’octroi des crédits à la remise par la société mère de lettres d’intention portant déclaration de garantie. La société mère avait émis ces lettres d’intention sans demander de rémunération à ce titre.
Estimant que des tiers indépendants les uns des autres auraient, dans des circonstances identiques ou similaires, convenu d’une rémunération en contrepartie des garanties accordées par la société mère, l’administration fiscale allemande a procédé à un redressement fiscal de la société mère en réintégrant à son résultat imposable un montant correspondant à la valeur supposée de la rémunération des garanties accordées.
Le problème au regard du droit de l’Union européenne
Le redressement infligé par l’administration allemande posait problème au regard de la liberté d’établissement car, dans une situation purement interne où les filiales auraient été établies en Allemagne et non aux Pays-Bas, il n’aurait pas été possible de procéder à la réintégration dans les résultats de la société mère de la rémunération en principe exigée en échange de l’octroi des garanties vues plus haut. Il en résulte qu’une société mère résidente d’Allemagne, qui détient une participation dans une société établie dans un autre État membre, est traitée de manière moins favorable qu’elle le serait si elle détenait une participation dans une société résidente.
Une fois caractérisée une restriction à la liberté d’établissement, la Cour de justice relève toutefois, comme elle l’avait déjà fait dans une affaire antérieure où était en cause la réglementation belge sur les prix de transfert (CJUE, 21 janvier 2010, C-311/08, SGI), que la loi en cause poursuit un but impérieux d’intérêt général, à savoir la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres .
Tout le problème est alors de savoir, conformément au principe de proportionnalité, si une telle réglementation nationale ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi. C’est là l’essentiel de l’arrêt commenté.
Le principe de proportionnalité
La Cour avait déjà jugé dans l’arrêt SGI précité qu’une législation nationale respecte le principe de proportionnalité lorsque, dans chaque cas où existe un soupçon qu’une transaction dépasse ce que les sociétés concernées auraient convenu dans les conditions du marché, le contribuable est mis en mesure, sans être soumis à des contraintes administratives excessives, de produire des éléments relatifs aux éventuelles raisons commerciales pour lesquelles cette transaction a été conclue.
L’apport de l’arrêt ici commenté consiste à préciser les modalités d’appréciation du principe de proportionnalité et à répondre à l’argument soutenu par le Gouvernement allemand selon lequel la notion de « raisons commerciales » exclut, par nature, que soient admises les raisons économiques trouvant leur origine dans la position d’associé de la société mère. Or, tout l’intérêt de l’arrêt est de prendre le contrepied de l’analyse développée sur ce point par le Gouvernement allemand.
Selon la Cour, « lorsque le développement des activités d’une filiale dépend d’un apport de capital supplémentaire, en raison du fait qu’elle ne dispose pas de fonds propres suffisants, des raisons commerciales peuvent justifier la mobilisation de fonds par la société mère, dans des conditions qui seraient inhabituelles entre tiers ». La Cour ajoute que « dès lors que la poursuite ou l’expansion des activités desdites sociétés étrangères dépendait, en l’absence de fonds propres suffisants, d’un apport de capitaux, l’octroi à titre gracieux de lettres d’intention portant déclaration de garantie, alors même que des sociétés indépendantes les unes des autres auraient convenu d’une rémunération en contrepartie de telles garanties, pourrait s’expliquer par l’intérêt économique propre de Hornbach–Baumarkt AG au succès commercial des sociétés étrangères du groupe, auquel elle prend part par la distribution des bénéfices, ainsi que par une certaine responsabilité de la requérante au principal, en tant qu’associée, dans le financement de ces sociétés ».
La Cour en déduit qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la société mère a été mise en mesure, sans être soumise à des contraintes administratives excessives, de produire de telles justifications, sans qu’il soit exclu que des raisons économiques résultant de sa position d’associée de ses filiales étrangères puissent être prises en considération à cet égard.
Intérêt de cette décision en France : la distinction entre aides à caractère commercial et financier
La portée en France de l’arrêt commenté est limitée sur le plan des principes car le droit français contient les outils techniques (théorie de l’acte anormal de gestion et article 57 du CGI) pour réintégrer dans les résultats d’une société les bénéfices dont elle s’est indûment privée, tant dans une situation interne que dans une situation transfrontalière. Il n’existe donc pas dans le droit français une différence de traitement susceptible de caractériser une restriction à la liberté d’établissement aussi frontale que celle qui figurait dans le droit allemand soumis à l’examen de la Cour.
Il n’en reste pas moins que l’arrêt Hornbach–Baumarkt AG livre d’intéressantes pistes sur les moyens dont une société mère française peut se prévaloir lorsqu’elle entend démontrer qu’une aide consentie à une filiale présente un caractère commercial, et non un caractère financier. La distinction est en effet cruciale puisqu’on sait qu’en vertu de l’article 39.13 du CGI, seules les aides à caractères commercial sont déductibles (sous la réserve du sort particulier réservé aux entreprises en difficulté). Il n’est donc pas anodin que la Cour admette, non seulement que la qualité d’associée de la société mère ne s’oppose pas à l’existence d’une aide consentie dans son propre intérêt, mais même que cette qualité d’associée justifie d’une certaine manière cette aide. En énonçant, pour caractériser des « raisons commerciales » au service gratuit rendu par la mère, que celle-ci a un « intérêt économique propre au succès commercial » de ses filiales « auquel elle prend part par la distribution des bénéfices », la Cour de justice contribue d’une certaine manière à la relativisation de la distinction française entre aides à caractère commercial et aides à caractère financier. La même remarque peut être faite lorsqu’elle admet « une certaine responsabilité de la société mère, en tant qu’associée, dans le financement de ses filiales ».
A cet égard, le raisonnement de la CJUE semble nettement plus souple pour les entreprises que la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, 17 février 1992, n°81690 et 82782) selon laquelle le fait, pour une entreprise, de fournir gratuitement sa caution au profit d’un tiers constitue, en règle générale, un acte étranger à une gestion commerciale normale. Il en est, notamment, ainsi lorsque la caution est consentie par une société mère au bénéfice d’une de ses filiales, hormis le cas où la situation des deux sociétés serait telle que la première puisse être regardée comme ayant agi dans son propre intérêt en venant en aide à la seconde. Dans cette décision, le Conseil d’Etat avait en particulier relevé qu’en admettant même que, du fait de la situation financière saine des filiales, il ait été peu prévisible que l’engagement de caution vînt à devoir être exécuté, il n’en résulte pas que cet engagement ne dût pas recevoir une rémunération, calculée en conséquence. En l’espèce, le Conseil d’Etat avait considéré qu’une société mère ne justifiait pas de l’intérêt qu’elle aurait eu à fournir gratuitement sa caution, en se bornant à faire valoir que ses participations dans les filiales bénéficiaires ne pouvaient qu’en être valorisées ou les dividendes reçus de celles-ci accrus, dès lors que les résultats d’exploitation réalisés directement par une société et les résultats provenant de ses participations dans des filiales ne sont pas nécessairement imposables à la même date et selon le même régime.
La CJUE ne va pas jusqu’à reconnaître, dans l’arrêt commenté, un véritable intérêt du groupe. La jurisprudence française est à cet égard préservée. Néanmoins, le principe de proportionnalité étant un principe fondamental du droit de l’Union européenne, il nous paraît inévitable que les juges français s’en inspirent pour interpréter la notion d’aide à caractère commercial de l’article 39. 13 du CGI.
L’arrêt ne donne-t-il pas, de surcroît, une raison de plus de réfléchir à l’utilité de l’article 39.13 du CGI à l’heure de la réforme programmée de la fiscalité des groupes ?
Note
1 CJUE, 31 mai 2018, Hornbach-Baumarkt AG contre Finanzamt Landau, C-382/16.
Auteur
Daniel Gutmann, avocat associé responsable de la doctrine fiscale, professeur à l’École de droit de la Sorbonne, expert du Club des juriste