L’extension de la responsabilité décennale au fournisseur ayant agi comme un maître d’œuvre
Pour la Cour de cassation, un vendeur de matériaux se comportant en maître d’œuvre, en adoptant un rôle actif sur le chantier, peut relever de la responsabilité décennale des constructeurs.
Dans le cadre de la réalisation d’un bâtiment industriel, un maître d’ouvrage avait commandé à un fournisseur du béton, dont la mise en œuvre avait été confiée à une entreprise de maçonnerie. Des défauts étant apparus, le fournisseur avait tenté d’y remédier en procédant, à ses frais, à un ponçage infructueux. Assigné en référé par le maître d’ouvrage, puis au fond, il avait alors appelé l’entreprise de maçonnerie en garantie.
La singularité de cette affaire tient à la responsabilité décennale invoquée par le maître d’ouvrage à l’encontre du fournisseur.
Rappelons que le régime de responsabilité décennale des constructeurs (art. 1792 s. C. civ) répute constructeurs les entreprises liées au maître d’ouvrage par un contrat de louage d’ouvrage.
Or, le contrat de fourniture étant une vente, il se distingue du contrat de louage d’ouvrage, lequel, même s’il peut comporter un transfert de propriété, porte sur la réalisation de prestations. Ainsi, outre le cas spécifique dans lequel il intervenait en qualité de fabricant d’EPERS (Elément Pouvant Entrainer la Responsabilité Solidaire), le fournisseur, en sa qualité de vendeur, ne pouvait pas relever du régime de responsabilité des réputés constructeurs, sa responsabilité devant être recherchée exclusivement sur le fondement du droit commun.
Par son arrêt du 28 février 2018, la Cour de cassation – confirmant la position de la cour d’appel de Toulouse (CA de Toulouse, 23 janvier 2017, n°15/01749) – vient ébranler cette certitude en retenant la responsabilité décennale du fournisseur. Peu sensible aux arguments de ce dernier, la Haute juridiction s’est attachée à la réalité des faits pour en déduire la nature exacte de la mission accomplie par l’intéressé qui avait pourtant seulement conclu un contrat de fourniture ne présentant aucune spécificité apparente. Fort logiquement, le fournisseur avait veillé (mais visiblement trop tardivement) à ne pas se départir de cette qualité. Il avait ainsi argué avoir seulement exécuté l’obligation d’information, lui incombant en qualité de vendeur, et « renseigné » l’entrepreneur.
Mais, présent sur le chantier, il avait donné des instructions techniques précises de pose au maçon, lequel, ne connaissant pas les caractéristiques du matériau sophistiqué en cause, s’y était conformé. Ce faisant, le fournisseur avait basculé dans le rôle de maître d’œuvre, constructeur au sens de l’article 1792 précité (peu important sa qualité faciale de simple fournisseur).
Sa responsabilité décennale a été retenue après que le lien de causalité entre les directives qu’il avait données et le désordre de nature décennale a été caractérisé.
En définitive, l’entrepreneur se trouve totalement déchargé de sa responsabilité ; pourtant, selon les principes bien établis, il lui revenait, en sa qualité de professionnel, de surcroît tenu d’une obligation de résultat, de se renseigner sur les modalités de mise en œuvre des matériaux et d’avoir un regard critique sur les informations recueillies. Il peut paraître regrettable de le voir bénéficier ainsi d’un « transfert » de responsabilité, en dépit de son manque de professionnalisme.
A n’en pas douter, cette décision risque de modifier profondément les modalités de l’assistance technique à laquelle bon nombre de fournisseurs se prêtaient jusqu’alors avec bienveillance de façon très opérationnelle. Au-delà, c’est la politique d’assurance des fournisseurs elle-même qui risque de s’en trouver affectée.
Enfin, rappelons que cet arrêt s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle favorable à l’extension du champ de la garantie décennale, laquelle s’est récemment illustrée en matière d’éléments dissociables installés sur des immeubles existants (Voir nos lettres Construction d’octobre 2017 et mars 2018).
Cass. 3e civ., 28 février 2018, n°17-15.962
Auteurs
Jean-Luc Tixier, avocat associé, droit immobilier et droit public
Lucie Ménerault, juriste, droit de la construction et droit de l’urbanisme