Distribution sélective et market places : l’Autorité de la Concurrence se prononce à son tour
Dans une décision du 24 octobre 2018 (n°18-D-23), l’Autorité de la concurrence sanctionne à hauteur de 7 millions d’euros un fabricant de matériels de motoculture Stihl pour avoir empêché ses distributeurs agréés de vendre en ligne ses produits sur leurs sites Internet.
Comme le relève elle-même l’Autorité, cette décision a une résonance particulière : il s’agit de la première prise de position de l’Autorité « sur les possibilités de restrictions à la vente en ligne depuis l’arrêt Coty de la CJUE du 6 décembre 2017 » (communiqué de presse de l’Autorité). Pour rappel, dans l’arrêt Coty Germany, la Cour de justice a décidé qu’un fournisseur de produits de luxe pouvait interdire à ses distributeurs agréés de vendre les produits sur une plate-forme Internet tierce.
Le communiqué de presse de l’Autorité du 24 octobre 2018 est clair : cette décision a vocation à préciser, de manière générale, le cadre applicable en France à la distribution sélective sur Internet.
1/ La condamnation de Stihl en raison de l’interdiction faite à ses distributeurs agréés de revendre les produits sur leurs sites Internet institutionnels
L’Autorité sanctionne Stihl pour avoir interdit, entre 2006 et 2017, la vente en ligne de certains produits (tronçonneuses, débroussailleuses, élagueuses ou sécateurs à batterie) sur les sites Internet de ses distributeurs.
L’interdiction de la vente en ligne imposée par Stihl ne figurait pas expressément dans le contrat de distribution sélective. Elle résultait, selon l’Autorité, de l’obligation de « mise en main » prévue par le contrat de distribution sélective, qui conduit à proscrire toute livraison par des tiers et revient toujours, de facto, à interdire la vente en ligne. Or, cette remise en main propre n’est imposée par aucune réglementation nationale ou européenne portant sur la commercialisation des produits en cause.
L’interdiction de facto de la vente en ligne imposée par Stihl à ses distributeurs agréés est qualifiée de restriction de concurrence par objet.
Cette solution s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence développée depuis l’arrêt Pierre Fabre (CJUE, 13 octobre 2011, affaire C-439/09), aux termes duquel la Cour de justice avait déjà censuré une clause contractuelle interdisant de facto Internet comme mode de commercialisation.
2/ La licéité de la politique de Stihl interdisant à ses revendeurs agréés de recourir à des plateformes tierces
Stihl interdisait expressément via des stipulations contractuelles la vente de ses produits sur des plateformes tierces.
La formulation retenue par la Cour de justice dans l’arrêt Coty – centrée sur les produits de luxe – laissait subsister un doute sur la possibilité pour les têtes de réseau évoluant dans des secteurs autres d’interdire à leurs détaillants la vente sur les plateformes tierces.
L’Autorité lève cette incertitude : la possibilité d’interdire la vente sur des market places ne doit pas être cantonnée aux seuls produits de luxe, elle a une portée générale. Elle précise que « l’analyse opérée par la Cour de justice dans l’arrêt Coty susvisé pour la commercialisation en ligne de produits de luxe paraît susceptible d’être étendue à d’autres types de produits ».
L’Autorité considère expressément que la Cour « n’a pas apporté davantage de précisions sur la nature desdits produits et n’en a donc pas circonscrit le champ d’application, renvoyant cette appréciation au cas par cas ».
En l’espèce, l’interdiction de vente sur les plateformes contribue à préserver la sécurité du consommateur et à garantir l’image de marque et la qualité des produits concernés.
Si l’interdiction de recourir à une market place est concevable pour les produits dangereux, l’Autorité va plus loin et valide l’interdiction de recourir à une place de marché même pour les produits non dangereux dès lors que cela permet de « garantir que les produits en cause sont uniquement vendus par des distributeurs agréés, et donc de s’assurer de leur provenance ainsi que de l’absence de contrefaçon ou de malfaçons ».
Cette justification fait écho aux conclusions rendues le 26 juillet 2017 par l’avocat général Wahl dans l’affaire Coty Germany, lequel insistait sur « la possibilité pour les têtes de réseau d’interdire la revente des produits contractuels sur des plates-formes en ligne eu égard notamment au nécessaire respect des exigences qualitatives inhérentes à un réseau de distribution sélective ». Elle rejoint également la position de la Commission européenne (http://ec.europa.eu/competition/publications/cpb/2018/kdak18001enn.pdf) et de la cour d’appel de Paris (arrêt du 13 juillet 2018, RG n° 17/20787, aff. Caudalie contre Enova Santé).
En définitive, la décision n°18-D-23 intervient dans un contexte européen et national récemment favorable à la limitation substantielle voire à l’interdiction par les têtes de réseaux du recours aux market places.
Dans la décision commentée, l’Autorité s’appuie, pour justifier sa position, sur deux considérations factuelles :
- Une considération générale : le rapport final de l’enquête sectorielle relative au commerce électronique de la Commission européenne précise qu’à ce stade de l’évolution du commerce électronique, la vente par le biais des plates-formes n’est pas le principal canal de vente en ligne, la majeure partie des transactions étant réalisée à partir des sites des distributeurs ;
- Une considération propre au marché examiné : les places de marché ne sont pas un canal de commercialisation privilégié pour les produits de motoculture ou leurs accessoires.
Cette position libérale de l’Autorité contraste avec sa pratique décisionnelle jusque-là relativement défavorable aux clauses interdisant aux distributeurs agrées de vendre les produits sur les market places. Ainsi, en 2015, aux termes d’une enquête conduite en collaboration avec son homologue allemand, le Bundeskartellamt, l’Autorité de la concurrence avait obtenu que la marque Adidas supprime de ses contrats toute clause interdisant à ses distributeurs de recourir aux places de marché.
La décision n° 18-D-23 contient ainsi deux enseignements importants :
- Les têtes de réseau sont une nouvelle fois invitées à examiner si les clauses de leur contrat de distribution sélective qui encadrent la vente des produits sur Internet ne vont pas au-delà des contraintes légales afférentes aux produits et aux secteurs concernés. Les promoteurs de réseau ne peuvent se retrancher abusivement derrière des allégations de dangerosité et/ou des contraintes légales, réglementaires et techniques inexistantes pour priver de facto leurs distributeurs agréés de revendre les produits sur internet.
- La vente sur les market places – en présence d’une distribution sélective – apparaît sensiblement contrainte par la position adoptée par l’Autorité dans cette affaire. Au vu de cette nouvelle pratique décisionnelle de l’Autorité, les marques semblent en mesure d’encadrer la vente via ce canal de commercialisation, non seulement pour les produits de luxe mais également pour d’autres produits dont la haute qualité ou la technicité ne serait pas avérée. Toute market place est ainsi invitée à assurer un environnement qualitatif de revente de produits sélectifs afin de répondre aux exigences des marques dont la marge d’appréciation semble renforcée au terme de cette décision.
Auteurs
Olivier Leroy – Avocat associé, Elvire Mazet et Gaëlle Serrano – Avocats, CMS Francis Lefebvre Lyon Avocats