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Paris hippiques en ligne : le PMU condamné à indemniser son concurrent Betclic pour abus de position dominante

Paris hippiques en ligne : le PMU condamné à indemniser son concurrent Betclic pour abus de position dominante

Le 12 septembre 2018, la cour d’appel de Paris a jugé que le Pari Mutuel Urbain (PMU), opérateur historique du secteur des paris hippiques, avait abusé de sa position dominante entre 2010 et 2015 et a reconnu le droit pour les nouveaux entrants sur le marché des paris hippiques en ligne de demander réparation du préjudice né de ces pratiques anticoncurrentielles.


Cette décision était très attendue car elle vient éclairer les possibles interactions entre le public et le private enforcement en droit de la concurrence : l’action civile de Betclic s’inscrivait en effet dans le prolongement d’une décision d’engagement de 2014 de l’Autorité de la concurrence (ADLC) aux termes de laquelle le PMU avait accepté de réorganiser ses activités pour éviter une sanction pécuniaire de l’Administration. Elle illustre également les problématiques concurrentielles qui peuvent se poser lorsque l’ouverture d’un marché ne s’accompagne pas de mesures législatives structurelles suffisantes à l’égard des anciens monopoles.

L’ouverture à la concurrence des jeux et paris en ligne

Historiquement, le secteur des jeux et paris était organisé en France autour de deux opérateurs publics détenant chacun un monopole : la Française des jeux (FDJ) d’une part, pour les jeux de hasard et les paris sportifs, et le PMU d’autre part, pour les paris hippiques. En 2006, la Commission européenne a remis en cause la compatibilité de ces monopoles avec l’article 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) relatif à la libre prestation de services au sein de l’Union européenne (IP/06/1362) et a demandé à la France d’adapter sa législation pour mettre fin à ces monopoles (IP/07/909).

C’est dans ce contexte qu’a été adoptée la loi n°2010-476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne. Afin de libéraliser les activités de paris sportifs et hippiques en ligne, la loi a supprimé les droits exclusifs du PMU et de la FDJ en la matière et mis en place un système d’agréments délivrés par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), une nouvelle autorité administrative indépendante. Le législateur français a en revanche souhaité préserver les droits exclusifs du PMU sur les paris hippiques « en dur » en maintenant son monopole pour les activités de paris hippiques proposées dans des points de vente physiques.

La loi de 2010 n’a toutefois pas prescrit de mesures structurelles pour prévenir d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles liées à la coexistence d’activités sous monopole et concurrentielles au sein des opérateurs historiques, contrairement à ce qui a pu se passer dans les secteurs des télécommunications ou de l’énergie. Le législateur s’est ici contenté de « légaliser », en les soumettant à agrément, un certain nombre d’activités auparavant sanctionnées sur le plan pénal du fait du monopole, afin de permettre à des opérateurs établis dans d’autres Etats membres d’accéder au marché français pour offrir librement leurs services.

Rapidement, l’ADLC soulignait dans un avis du 20 janvier 2011 les potentielles distorsions de concurrence qui pourraient survenir dans le secteur, mettant en avant les limites du cadre législatif et réglementaire fraîchement adopté. Elle préconisait alors une séparation stricte des bases de clientèle des activités en ligne et « en dur » ainsi que l’utilisation d’une marque et d’un logo distincts pour les activités en ligne, permettant de mieux les différencier des activités « en dur ».

La plainte de Betclic devant l’Autorité de la concurrence

En 2012, la société Betclic, établie à Malte, a déposé une plainte auprès de l’ADLC dans laquelle elle soutenait que le PMU aurait abusé de sa position dominante sur le marché des paris hippiques « en dur » pour recréer un monopole sur le marché des paris hippiques en ligne nouvellement ouvert à la concurrence et évincer ses concurrents.

Betclic dénonçait notamment le fait que le PMU mutualise les masses d’enjeux liées aux paris hippiques « en dur » avec celles des paris en ligne, une pratique que ses concurrents ne pouvaient répliquer puisque le PMU disposait d’un monopole sur les paris hippiques « en dur ». Les opérateurs alternatifs étaient donc dans l’impossibilité de diversifier leurs offres ou de baisser leurs prix dans une mesure équivalente au PMU, ce dernier pouvant proposer des offres plus attractives en s’appuyant sur son importante base de clients, et notamment une plus grande variété de paris complexes (tel le Quinté +), des gains plus élevés et des cotes stables. Dans son évaluation préliminaire réalisée en 2014, l’ADLC a considéré que les pratiques du PMU risquaient effectivement de perturber le jeu de la concurrence et, à terme, d’ériger des barrières à l’entrée pour ses concurrents.

Pour remédier à ces préoccupations de concurrence, le PMU s’était notamment engagé à mettre un terme à la pratique de mutualisation des masses d’enjeux d’ici la fin de l’année 2015, à créer des sites Internet et des bases de clientèle distinctes pour les paris en ligne et les paris « en dur » et à séparer les départements marketing et commercial de ces deux activités. Ces engagements étaient directement inspirés de la pratique décisionnelle de l’ADLC relative à la diversification par les monopoles de leurs activités, à l’instar de ce qui s’était passé pour les services d’annuaires (décision 06-D-20 du 16 juillet 2006) ou de météorologie (décision n°12-D-04 du 23 janvier 2012).

Plus récemment, les opérateurs historiques des secteurs du transport ferroviaire et de la distribution postale ont également pris des engagements similaires à ceux mis en œuvre par le PMU pour mettre un terme à des pratiques susceptibles d’être qualifiées d’anticoncurrentielles et éviter une sanction de l’Autorité (décision 15-D-05 du 15 avril 2015 et décision 17-D-26 du 21 décembre 2017).

La reconnaissance aux nouveaux entrants d’un droit à indemnisation du préjudice subi en raison des comportements anticoncurrentiels

Si une décision d’engagement permet d’éviter une sanction de l’Administration, elle ne dégage pas pour autant l’entreprise de toutes les conséquences pécuniaires de ses comportements.

Après la décision de l’ADLC de 2014, Betclic a ainsi engagé une action en réparation, en soutenant que le PMU avait enfreint les règles de concurrence par un abus de position dominante et que cet abus constituait une faute de nature à engager sa responsabilité.

Saisie du litige, la cour d’appel de Paris (CA Paris, 12 septembre 2018, n°18/04914) a confirmé que les décisions d’engagements des autorités nationales de concurrence n’offrent aucune « immunité » aux opérateurs ayant pris de tels engagements et n’empêchent pas leurs concurrents de saisir les juridictions civiles d’actions en dommages et intérêts, conformément à la solution récemment dégagée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 23 novembre 2017, C-547/16, Gasorba SL c/ Repsol). Elle a clairement indiqué à cet égard que « l’adoption d’une décision d’acceptation d’engagements ni ne certifie la conformité au droit de la concurrence des pratiques faisant l’objet de préoccupations, ni n’atteste de leur caractère infractionnel au dit droit ». Au-delà de ce principe, elle a indiqué que l’évaluation préliminaire réalisée par l’ADLC dans le cadre de la décision d’engagements, même si elle ne lie pas le juge, peut constituer un commencement de preuve de l’infraction au droit de la concurrence.

Se basant sur les préoccupations de concurrence identifiées par l’ADLC en 2014 ainsi que sur des tests de marché fournis par Betclic, la cour d’appel de Paris a considéré que le PMU avait bien abusé de sa position dominante sur la période 2010 à 2015, en violation des articles 102 du TFUE et L.420-2 du Code de commerce. Si le PMU n’a pas contesté détenir une position dominante, il a en revanche objecté qu’à cette période, la pratique de mutualisation des masses d’enjeux des paris en ligne et « en dur » n’était pas formellement interdite. En particulier, selon le PMU, les exigences de séparation comptable, fonctionnelle et juridique posées par l’ADLC dans sa pratique décisionnelle relative à la diversification des monopoles ne s’appliquaient pas. En mutualisant les masses d’enjeux, il n’avait pas diversifié ses activités mais simplement poursuivi, dans un nouveau cadre d’ouverture à la concurrence, une pratique commerciale qu’il mettait déjà en œuvre auparavant. Ce raisonnement, qui n’est pas sans rappeler celui récemment adopté par l’ADLC à propos d’Engie sur le marché du gaz (décision n°17-D-06 du 21 mars 2017) est admis par la Cour. Mais cette dernière s’empresse toutefois d’ajouter que même dans une telle hypothèse, la jurisprudence prohibe l’utilisation de moyens issus du monopole sur un marché ouvert à la concurrence lorsque les circonstances de marché sont de nature à amplifier ces avantages d’une manière telle que les concurrents ne peuvent les répliquer, perturbant ainsi le marché. Rappelant qu’il incombe aux opérateurs dominants une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à la concurrence, la Cour juge que le PMU aurait dû prévoir que la mutualisation des masses d’enjeux qu’il pratiquait parfaitement légalement dans le contexte du monopole pouvait perturber le jeu de la concurrence sur le marché des paris hippiques en ligne nouvellement ouvert à la concurrence et y mettre fin.

Le comportement du PMU a eu des effets directs sur les positions des acteurs du marché des paris hippiques en ligne : 5 ans après l’ouverture à la concurrence, Betclic détenait seulement une part de marché de 1,46%. Par conséquent, l’opérateur a demandé 172,2 millions d’euros au titre de la réparation du préjudice subi. La cour d’appel de Paris a confirmé que le périmètre de l’indemnisation pouvait comprendre non seulement le manque à gagner (passé et futur), c’est-à-dire la différence entre les profits réellement générés par l’entreprise et les profits qu’elle aurait générés en l’absence d’abus de position dominante, mais aussi d’autres chefs de préjudices comme un préjudice de réputation (« préjudice de rétablissement »).

Elle a également confirmé la mesure d’expertise ordonnée par les juges de première instance pour déterminer le quantum exact du préjudice subi par Betclic et a renvoyé les parties devant le TGI de Paris pour ces questions, soulignant au passage l’importance d’une approche rigoureuse pour l’établissement des scénarios contrefactuels.

Cette décision pourrait aujourd’hui favoriser d’autres actions de concurrents du PMU, parmi lesquels Zeturf, Unibet (devenu Kindred), France Pari ou JOA Online, sous réserve du jeu des règles de prescription. Plus généralement, l’arrêt ouvre la voie aux nouveaux entrants qui souhaiteraient, à la suite de décisions d’engagements des autorités nationales de concurrence, introduire des actions en dommages et intérêts à l’encontre d’opérateurs historiques.

 

Auteurs

Claire Vannini, avocat associé, droit de la concurrence national et européen

Lola Nihotte, avocat, droit européen et concurrence