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Opérations de haut de bilan et endettement : la messe est-elle dite?

Opérations de haut de bilan et endettement : la messe est-elle dite?

Le Conseil d’Etat vient de rendre une nouvelle décision au sujet des problématiques de distributions de capitaux propres financées par emprunt. Les enseignements à en tirer sont nombreux, tant en matière transactionnelle que contentieuse.

La question des modalités de financement des opérations de haut de bilan (distributions de réserves ou de primes, rachats-annulations par la société émettrice de ses propres titres, etc.) constitue depuis longtemps un sujet de débat entre les entreprises et les services vérificateurs, ces derniers tentant, sur les fondements alternatifs des théories de l’acte anormal de gestion ou de l’abus de droit, de remettre en cause la déductibilité des charges financières supportées en cas de recours à l’endettement.

I. Rappel des principes

Au cours des dernières décennies, et en particulier depuis 2012, les juridictions administratives sont venues tracer les contours d’une grille d’analyse qui pourrait se résumer comme un subtil exercice d’équilibre entre deux exigences :

  • d’une part, les principes de liberté de gestion des entreprises et de non immixtion de l’administration les autorisent à choisir le mode de financement qui leur paraît le plus approprié pour réaliser leurs opérations ;
  • d’autre part, la déductibilité des charges supportées à raison du financement des opérations engagées peut cependant être contestée si les opérations considérées sont artificielles ou poursuivent un but exclusivement fiscal en s’appuyant sur une analyse littérale des textes contraire à l’intention de leurs auteurs (définition de l’abus de droit dont on rappelle qu’elle a été élargie depuis la loi de finances pour 2019 avec l’adoption de nouveaux article qui s’ajoutent à la définition traditionnelle), ou bien si elles ne sont pas conformes à l’intérêt de l’entreprise (théorie de l’acte anormal de gestion).

A ces principes viennent ensuite se greffer des éléments de contexte auxquels le juge administratif et le Comité de l’abus de droit fiscal accordent plus ou moins d’importance, comme par exemple l’existence ou non de flux financiers, le calendrier de l’opération, le contexte global de la transaction, l’intervention de tiers à l’opération, voire le régime fiscal applicable aux revenus perçus par ces derniers à raison des décisions prises.

II. Le Conseil d’Etat complète le tableau

Cette grille d’analyse a été complétée récemment par une nouvelle décision du Conseil d’Etat (CE, 3 décembre 2018, n°406617, société Manpower France Holding) laquelle les Sages du Palais Royal ont entendu donner une certaine solennité en lui accordant les honneurs d’une mention dans les tables du recueil Lebon.

Les faits de l’espèce étaient relativement simples. Une société française détenue presque exclusivement par une entité américaine était cédée à une société danoise du même groupe par voie d’apport rémunéré pour partie en titres, et pour le solde par une soulte faisant l’objet d’un crédit-vendeur. Peu de temps après, la société française procédait à une distribution de réserves du montant du crédit-vendeur, inscrite au compte courant de l’associé danois. Ce dernier utilisait cette créance pour souscrire le même jour à des obligations remboursables en actions émises par la société française, qui étaient remises quelques jours plus tard à la société apporteuse américaine en paiement de la soulte.

Le Conseil d’Etat a vu dans cet ensemble d’opérations un schéma artificiel permettant de déduire des charges financières en France en substituant temporairement à des capitaux propres un instrument de dette comprenant un sous-jacent actions. Après remboursement des ORA (en l’occurrence au bout de sept ans), l’entité américaine retrouverait le contrôle direct de l’émettrice française, et reconstituerait ses capitaux propres par « re-conversion » de la dette d’ORA en capitaux propres, donnant ainsi à l’ensemble de l’opération un caractère circulaire auquel le Conseil d’Etat a probablement été sensible. Partant, les opérations discutées pouvaient, selon le Conseil d’Etat (confirmant en cela la position de la Cour administrative d’appel), être considérées comme entrant dans le champ du dispositif de répression de l’abus de droit.

III. Enseignements à retirer de cette dernière (mais probablement pas ultime) décision

Au-delà même des faits de l’espèce, plusieurs enseignements (énumération naturellement non exhaustive) nous paraissent pouvoir être retirés de cette décision.

Tout d’abord, et c’est probablement l’enseignement essentiel, il serait erroné d’identifier dans cette décision une limitation du principe de liberté de gestion des entreprises, et notamment une interdiction de financement des opérations de haut de bilan par endettement. Le Conseil d’Etat pose même le principe contraire, puisqu’il indique que la Cour « n’a pas méconnu le principe de liberté de gestion des entreprises dans le choix de leur mode de financement dès lors que ce n’est pas le choix de financer une distribution de dividende par le recours à l’emprunt qui a été regardé comme constitutif d’un abus de droit, mais la réalisation concomitante, en l’absence de tout motif autre que celui d’atténuer les charges fiscales, d’une distribution de dividendes et de l’émission d’ORA souscrites par l’actionnaire ». Ainsi, une distribution financée par endettement auprès d’un tiers, ou ne donnant pas nécessairement lieu à un paiement liquide immédiat et intégral, n’est pas en tant que telle abusive, mais peut le devenir si elle s’inscrit dans un ensemble d’autres opérations mises en œuvre aux fins de poursuivre un objectif considéré comme critiquable. Si l’on peut donc se réjouir donc que les entreprises restent en principe maîtresses du choix du financement de leurs opérations, on peut espérer que cette décision ne participe pas d’un rétrécissement continu, en pratique, du principe de liberté de gestion des entreprises ».

Ensuite, cette affaire traduit à n’en pas douter un contrôle plus exigeant des motifs non fiscaux invoqués par le contribuable pour justifier du bien-fondé de l’opération réalisée. On notera à cet égard que si un contribuable avait jadis réussi à éviter la qualification d’abus de droit dans une structuration comparable (avec toutefois l’émission d’obligations convertibles en actions, et non d’ORA) au motif que le taux d’emprunt obtenu de ses associés par la société distributrice était inférieur à celui proposé par les banques1, le même argument n’a pas convaincu ici le Conseil d’Etat. Plus problématique, les juges ont également écarté certaines justifications liées à la souplesse juridique qu’auraient introduit les ORA en permettant que celles-ci soient cédées à un tiers sans pour autant que la société mère américaine perde dans l’immédiat le contrôle de la société française. L’intérêt de l’opération est écarté par le Conseil car il n’était pas allégué que cette faculté de cession aurait été mise en œuvre. Cet écartement est inquiétant car il nous semble qu’une restructuration peut être justifiée par les facultés qu’elle ouvre, même si celles-ci n’ont pas été suivies d’effet. Mais il est vraisemblable qu’en l’espèce, le Conseil a considéré que cet argument avait été construit a posteriori et n’était pas suffisamment étayé au vu des circonstances.

Enfin, cette décision nous paraît consacrer une analyse de plus en plus économique et de moins en moins « comptablo-fiscale » de l’abus de droit, ce que révèlent certains des arguments du Conseil d’Etat. Ainsi, ce dernier énonce que l’émission d’ORA n’a pas eu d’impact sur la structure bilantielle de la société émettrice ; si cette affirmation nous paraît fondée au regard des comptes consolidés, elle ne l’est pas dans les comptes sociaux, lesquels constituent les comptes de référence en matière fiscale. Autre exemple : les Sages affirment que l’actionnariat de l’entité française est resté inchangé; si l’appartenance au même groupe n’est pas contestée, on relèvera toutefois que l’actionnaire direct n’est plus le même, et que les ORA ne devaient être remboursées que sept ans plus tard. C’est donc bien à une analyse de l’économie globale du schéma que se livre le Conseil d’Etat, et non à un découpage juridique opération par opération. En parallèle, la juridiction suprême en profite pour revisiter certains des critères annexes qui participaient du faisceau d’indices permettant de débusquer l’abus de droit. Ainsi, et contrairement à ce qui avait été relevé (il est vrai de manière surabondante) dans une affaire comparable2, le fait que les intérêts aient été taxables dans l’état de résidence du porteur d’ORA n’a pas été retenu comme un critère éloignant la qualification d’abus de droit. A l’inverse, l’absence de flux financiers comme le calendrier très ramassé des opérations semblent continuer de constituer des facteurs aggravants.

Compte tenu de ces différents éléments, le financement des opérations de haut de bilan par endettement paraît toujours envisageable, même s’il convient de s’assurer au préalable de la légitimité du but poursuivi. Sans compter que depuis l’introduction par la Loi de finances pour 2019 d’une clause générale anti-abus en matière d’impôt sur les sociétés, c’est bien désormais le but « principal » poursuivi qui est examiné en cas de « montages non authentiques »

Notes

1 TA Paris 1ère ch. 29 octobre 1998, n°94-1885, Van Ommeren Tankers.
2 CE 10ème et 9ème s.-s. 13 janvier 2017 n°391196, SAS Ingram Micro.

Auteur

Jean-Charles Benois, avocat associé, droit fiscal

 

 

Opérations de haut de bilan et endettement : la messe est-elle dite ? – Article paru dans le magazine Option Finance le 28 janvier 2019