Expertise scientifique et expertise juridique : tout ceci fonctionne-t-il bien ?
L’affaire Vincent Lambert a récemment mis en évidence dans des conditions malheureusement dramatiques l’état du nécessaire dialogue entre l’expertise médicale et l’expertise juridique. La même affaire a également montré combien ce dialogue d’experts pouvait être tributaire de l’hypermédiatisation dans laquelle évoluent aujourd’hui les rapports sociaux. Savez-vous, par exemple, que le site Internet du Conseil d’Etat a été si sollicité à cette occasion qu’il n’a pas résisté et est demeuré indisponible pendant une bonne huitaine de jours ?
Ce détour médiatique nous conduit à nous interroger sur le point de savoir comment fonctionne donc le nécessaire dialogue entre les deux expertises scientifique et juridique dans le champ du secteur des produits de santé.
Peut-être pourrions-nous, pour tenter de répondre à cette interrogation, dresser un rapide état des lieux des conditions de l’expertise scientifique aujourd’hui (I), ce qui nous permettra d’examiner dans un second temps comment le juriste, qui prend les faits que lui apporte l’expertise scientifique pour les examiner au regard de sa propre grille de lecture, opère cette lecture et, ce faisant, d’établir, à partir de quelques exemples, une tentative de diagnostic de l’état de l’expertise scientifique au regard de la grille d’analyse de l’expertise juridique (II) et ainsi de conclure par quelques pistes de réflexion (III).
I – Une expertise scientifique en pleine révolution
Dans un premier temps donc, tentons de dresser un état des lieux de l’expertise scientifique.
Il me semble que les conditions d’exercice de l’expertise scientifique ont sensiblement évolué au cours de ces dernières années. Ceci vaut spécialement dans le champ des produits de santé, où ces évolutions ont toutes pour cause directe ou indirecte les crises sanitaires de la fin des années quatre-vingt-dix.
a) Première révolution : la multiplication des pôles d’expertise.
Probablement nécessaire lorsqu’elle a été initiée, cette multiplication aboutit aujourd’hui à un puzzle institutionnel difficilement lisible et qui nuit considérablement à l’efficacité de l’action publique dans le domaine de la santé. Un moyen – substantif choisi par défaut, comme on va le comprendre – de fécondation in vitro doit, en tant que produit de santé, recevoir de l’ANSM une AMM, mais dont l’utilité pour l’industriel est à peu près égale à zéro puisque son utilisation dépend de l’Agence de la biomédecine, encore faut-il préciser, de l’Agence de la biomédecine agissant seule ou en couplage avec la DGS, selon que le moyen en cause est qualifié de technique ou de procédé. Selon que l’on retient l’un ou l’autre de ces deux substantifs pour l’appliquer au moyen en cause, celui-ci est en effet autorisé par l’ABM ou au contraire autorisé par la DGS après avis de l’ABM. Face à un tel enchevêtrement des attributions, on peut penser qu’il est des dossiers pour lesquels l’industriel s’impatientera à attendre la réponse qu’il est légitimement en droit d’attendre à la demande qu’il a soumise. Olivier a identifié, si j’en crois son courriel d’invitation, 23 Agences compétentes en France pour intervenir dans le secteur de la santé. Qui peut prétendre sérieusement s’y retrouver ? Encore n’avons-nous évoqué pour l’instant que les pôles d’expertise nationaux, mais nous savons tous ici que l’Europe a pris une place croissante, nous y reviendrons tout à l’heure. Un tel pyramidage ne peut fonctionner que dans une approche institutionnelle suffisamment coopérative, ce qui n’est guère possible en raison de la diversification des cultures propres à chacune de ces institutions. Ceci suppose également que les conclusions des experts soient suffisamment consensuelles pour pouvoir être jugées crédibles. L’affaire Vincent Lambert, dans laquelle le Conseil d’Etat a désigné trois experts, montre également que seule la multiplication des expertises est de nature à couvrir ce risque de divergence d’opinions, ce qui nous conduit directement à l’examen de la deuxième mutation qui caractérise l’expertise scientifique actuelle.
b) Deuxième révolution majeure : la mutation profonde de l’objet de l’expertise scientifique.
Deuxième révolution : le champ et l’objet de l’expertise scientifique se sont modifiés, du fait que l’observation scientifique qui privilégiait hier l’amont de la vie du produit tend à couvrir aujourd’hui l’amont et l’aval. Outre que, comme la multiplication des pôles d’expertise, cette nouvelle définition du champ de l’expertise crée un surcroît de travaux dont l’efficience pourrait certainement être discutée, cette nouvelle approche du champ de l’expertise scientifique en modifie fondamentalement me semble-t-il la finalité même. La démarche de l’expert de laboratoire est à la fois empirique et prédictive. Quelle est la probabilité que ce que j’observe sur la souris s’observe sur le singe, puis sur l’homme ? La finalité des études post-AMM ou post-inscription ou des remontées de pharmacovigilance est tout autre. Elle consiste à donner à l’expert une masse d’informations qui lui permettent de guider son action. La démarche reste certes prédictive, mais elle perd alors son caractère empirique. Elle consiste à transformer le quantitatif en une donnée qualitative. La question posée à l’expert est : à partir de quel seuil d’effets secondaires mesurés dois-je intervenir ? et subsidiairement quel est le niveau d’intervention adéquat ? L’expertise scientifique devient ainsi l’instrument de la mise en œuvre du principe de précaution, trop rapidement confondu, tant par crainte du risque que probablement par facilité administrative et paresse, avec le principe d’hyperprécaution. A la décharge des administrations, on comprend donc que la tâche de l’expert est devenue redoutablement difficile : les bons experts se font donc naturellement rares et c’est alors la troisième évolution de la matière qui se dessine en point de mire.
c) Troisième révolution : la remise en cause de l’expert.
La troisième révolution qui caractérise l’expertise scientifique aujourd’hui est, me semble-t-il, le développement de la pratique de la récusation de l’expert, non pas tant en tant que sachant, mais en tant que sachant le mieux disant au regard d’une situation donnée, et c’est toute la thématique de l’impartialité des experts et des conflits d’intérêts qui est en cause. Le principe de l’impartialité de l’expert est d’origine jurisprudentielle et ancien. La novation réside dans les conditions de mise en œuvre du principe d’impartialité. En effet, à une situation dans laquelle le juge, saisi au cas par cas d’une décision dont l’impartialité était mise en cause, appréciait au cas par cas les faits pour généralement conclure que c’était à bon droit que l’expert mis en cause ne s’était pas récusé, motif pris que n’était pas rapportée la preuve que le lien d’intérêt allégué avait eu une influence sur le sens de la décision, s’est aujourd’hui substituée une situation dans laquelle le simple défaut de production par l’administration des déclarations publiques d’intérêts (DPI) de l’intégralité des experts ayant concouru à l’élaboration d’une décision dont l’impartialité est mise en cause constitue un motif suffisant d’invalidation de la décision. Cette évolution dans la démarche du Conseil d’Etat a été inaugurée par l’arrêt FORMINDEP rendu il y a quelques années annulant une recommandation de la HAS en matière de traitement des patients diabétiques. Nous ne disposons, à ma connaissance, d’aucune évaluation du bien-fondé de cette démarche qui correspond d’abord aux exigences de transparence qui caractérisent notre époque. Un sujet d’étude pourtant certainement riche d’enseignements sur ces questions consisterait à analyser la nouvelle recommandation adoptée par la HAS à la suite de l’arrêt du Conseil d’Etat, à la comparer à la recommandation annulée et à s’interroger sur le point de savoir si les écarts entre les deux rédactions ont une origine exclusivement scientifique ou si au contraire la preuve de l’influence d’un éventuel lien d’intérêts est rapportée.
Quoi qu’il en soit, c’est donc en tenant compte de ces trois éléments de contexte réunies que l’avocat reçoit des mains de son client une expertise scientifique qu’il va soumettre à sa propre grille de lecture pour la valider ou non sur le plan juridique.
Quelle est cette grille ? Comment fonctionne-telle ? Quels enseignements pouvons-nous tirer de sa mise en Å“uvre ?
II – L’expertise juridique est, elle aussi, en pleine mutation
Cette grille de lecture comprend deux séries de paramètres bien distincts. Certains de ces paramètres sont des règles de forme dans lesquelles est enfermée l’action administrative. Règles de délai, de motivation, de contradictoire, etc…
Je laisserai de côté ce matin cette première série de règles pour m’intéresser aux règles de fond.
Quelles sont les règles de fond auxquelles le juriste va soumettre l’examen de l’action administrative pour formuler à l’issue de ce test un diagnostic de validité ou au contraire d’invalidité de l’expertise scientifique ?
Le prisme qu’applique le juriste est un prisme cubique, hexagonal donc. On peut passer en revue rapidement ses six faces.
a) Premier principe : la hiérarchisation des normes.
Le monde juridique est, comme celui de l’entreprise, un monde qui a sa logique pyramidale, sa verticalité. Cette hiérarchie décrit une pyramide de normes dans laquelle chaque norme trouve sa place, à l’échelon qui est le sien. Du sommet vers la base, elle comprend notamment la Constitution, la loi, le décret, puis l’arrêté. On pourrait même étendre la base jusqu’au méta-juridique constitué par les instructions et les circulaires. C’est par exemple au nom de ce principe que le Conseil d’Etat a récemment suspendu l’exécution d’un arrêté d’inscription de dispositifs médicaux à la LPPR. Si en effet le ministre peut subordonner l’inscription à des conditions d’observance, il n’a pas le pouvoir de prévoir que le DM cessera d’être remboursé en cas d’inobservation de ces obligations imposées en matière d’observance. Il faut pour cela modifier l’article L 165-1 du CSS, ce qui relève de la LFSS. L’arrêté qui a moins de force que la loi ne peut pas aller à son encontre. Il est donc illégal et doit dès lors cesser de recevoir application.
Le point important est que cette pyramide est actuellement elle aussi en plein élargissement. Elle s’affine en effet vers le haut sous le poids d’une double évolution.
La première évolution concerne la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) mise en place en 2010 et qui connait un vrai succès. Historiquement, la France, héritière de Montesquieu et de Rousseau, vit avec le dogme de la souveraineté de la loi. Emanant du Parlement, la loi est l’expression de la volonté générale et le législateur dispose d’un pouvoir absolu, l’exécutif n’étant là que pour prendre les mesures d’exécution de la loi. Notre modèle d’organisation politico-judiciaire est aux antipodes du modèle américain, dans lequel toute loi peut être déférée à la Cour Suprême pour qu’elle se prononce sur sa conformité à la Constitution. Ce modèle a commencé à être battu en brèche par la Constitution de 1958 qui a mis en place le Conseil constitutionnel et créé un pouvoir réglementaire autonome. Il a subi une véritable révolution en 2010, avec la mise en place de la QPC qui permet de saisir le Conseil constitutionnel de la question de la conformité à la Constitution de toutes les lois applicables dans un litige donné. Dans le domaine des produits de santé, ceci signifie qu’il est possible de demander au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité au onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, qui garantit le droit à la protection de la santé, de toutes les lois applicables et qui n’ont pas déjà été examinées par le Conseil, la loi déclarée non conforme devenant inapplicable. Cette nouvelle procédure offre aux avocats des opportunités insoupçonnées. C’est ainsi par exemple que, à l’initiative du Syndicat des biologistes, le Conseil constitutionnel est actuellement saisi de la question de la conformité au Préambule de la Constitution de 1946 d’un article législatif du CSP intéressant la biologie médicale.
Seconde révolution : la subordination de la loi française au droit européen. Nous vivons aujourd’hui dans un système quasi-fédéral, dans lequel les 28 Etats membres sont tenus de respecter la loi européenne. Or, vous savez combien la loi européenne est maintenant présente dans le cas des produits de santé. Les Etats membres n’ont plus guère de compétence exclusive qu’en matière de prix et d’admission au remboursement. C’est au nom du droit de l’Union que par exemple le Conseil d’Etat a suspendu l’exécution de l’ordonnance organisant la vente du médicament par internet, au motif que cette vente était réservée par le texte français aux seuls médicaments en OTC, alors que le droit de l’Union l’autorise pour tous les produits hors PMO. L’exemple de l’avis récemment rendu par le PRAC à propos de la diacéréine est un excellent exemple des opportunités que l’Europe peut offrir aux industriels dans leurs relations avec les pouvoirs publics. Il est probable, en effet, que en l’absence de recours à la procédure d’arbitrage européen, la diacéréine serait actuellement retirée du marché, suite à un avis en ce sens de la commission d’AMM de 2012, alors que le PRAC s’est majoritairement prononcé en faveur du maintien du produit, quitte à assortir ce maintien de recommandations en direction des prescripteurs. Même réflexion pour Diane 35 et hier pour Actos. Autre question : le décret qui prévoit l’inscription du SMR sur l’emballage du médicament est-il conforme au droit de l’Union qui décrit de façon détaillée les mentions qui peuvent figurer sur l’emballage ? A voir.
Voilà pour cette première face du prisme.
b) Deuxième principe : le respect des règles de compétence :
Deuxième face du prisme : le respect des règles de compétence qui est d’ailleurs quelque part le corollaire du principe de hiérarchisation des règles. On l’a vu précédemment, l’environnement institutionnel des produits de santé est aujourd’hui caractérisé par une extrême diversité des pôles d’expertise. Le système ne peut donc fonctionner que si chacun dans ce système assume le rôle qui est le sien. Le juriste s’assure donc que, dans une situation donnée, la chaîne des intervenants prévue par les textes a bien été déroulée, ce qui signifie : 1) que chacun est effectivement intervenu ; 2) que chacun est effectivement intervenu à la bonne place. Ainsi, dans la mesure où le taux de remboursement du médicament est lié à son niveau de SMR, on ne peut introduire un nouveau taux et l’attribuer à des spécialités examinées par la CT antérieurement à l’entrée en vigueur du nouveau taux sans que la CT ne se prononce sur le SMR de ces produits au regard de la nouvelle grille de SMR et juge qu’effectivement vu leur SMR faible ils relèvent bien du nouveau taux de 15 %. Raison pour laquelle le Conseil d’Etat a annulé le décret instaurant le taux de 15 % qui avait fait l’économie de cette étape tout à fait essentielle au profit de l’UNCAM dont ce n’est pas le rôle.
Voici pour ce qui est de la deuxième face de notre prisme.
c) Troisième principe : la clarté de la règle applicable.
Troisième principe qui gouverne l’action administrative : le principe de clarté. Le Conseil constitutionnel déduit de la déclaration de 1789 que l’étendue des droits et obligations des citoyens ne doit pas être équivoque. C’est ce qu’il appelle l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi, qu’il place très haut dans la hiérarchie des normes puisqu’il en fait un principe constitutionnel. C’est le rôle du Conseil d’Etat, dans ses formations administratives cette fois, que d’être la plume du Gouvernement et de faire en sorte que, au moins les textes visés par le Conseil d’Etat, soient suffisamment clairs. Dans notre domaine, c’est plus de 150 textes que le Conseil d’Etat examine ainsi chaque année (165 en 2012). Ce que l’on peut dire de ce point de vue, c’est que les textes qui circulent en amont, par exemple au moment de la consultation des caisses, apparaissent le plus souvent comme insuffisamment travaillés. Cherchez, par exemple, à savoir quelle était la rédaction de l’article L 5125-24 du CSP, qui définit le champ des médicaments qui peuvent être vendus sur Internet qui était applicable jusqu’à la promulgation, fin février, de la loi de ratification de l’ordonnance de 2012 relative à la vente sur Internet du médicament et vous verrez que la réponse à cette question relève de l’art divinatoire.
Voilà pour la troisième face.
d) Quatrième principe : la proportionnalité et l’adéquation de la mesure.
Quatrième principe auquel est soumise l’action administrative : l’adéquation de la mesure à la situation donnée. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat ont des formules relativement proches lorsqu’ils effectuent ce test de contrôle. Ils parlent de mesure manifestement disproportionnée ou d’erreur manifeste d’appréciation commise par l’auteur de la mesure examinée. Cette obligation est évidemment l’une des plus difficiles qui s’imposent à l’administration. Contrairement aux obligations purement objectives analysées jusqu’ici, elle a en effet un côté subjectif, chacun ayant par hypothèse sa propre représentation de ce qui est excessif ou pas. Est-ce à bon droit que, sur avis de la CT, le ministre a refusé d’inscrire au remboursement un médicament qui ne prolonge que de quelques jours l’espérance de vie d’un patient cancéreux ? Non estime le laboratoire, non estime le rapporteur public qui sera finalement battu en délibéré, la formation de jugement ayant confirmé le refus d’inscription.
Une des composantes les plus récentes de ce principe de proportionnalité de la mesure prise est la notion de droit transitoire. Dans beaucoup de situations, on ne peut passer brutalement d’un état A à un état B, sauf urgence dûment justifiée. Le Conseil d’Etat a posé cette règle en principe voici une dizaine d’années, et elle aujourd’hui assez régulièrement appliquée. Ainsi, un arrêté de déremboursement ou une baisse de prix ne prendront-t-ils généralement effet que quelques semaines après leur publication au JORF, pour permettre aux industriels de faire face aux obligations d’étiquetage qui en résultent.
Nous avons ainsi fait les 2/3 du tour de notre grille de lecture de l’action administrative.
e) Cinquième principe : l’égalité de traitement.
Cinquième principe qui s’impose aux autorités administratives : le respect de l’égalité de traitement. Avec son article 16, d’où se déduit aujourd’hui le principe de hiérarchisation des normes exposé il y a quelques minutes et la garantie des droits, l’article 1er de la DDHC qui pose le principe d’égalité est probablement un des articles de cette Déclaration qui a le plus de force aujourd’hui et le plus de place dans la démarche quotidienne du juriste. Ce principe impose aujourd’hui une double contrainte à l’administration : celle de traiter pareillement des administrés placés dans la même situation, mais aussi celle de ne pas traiter de la même façon des administrés qui ne sont pas placés dans la même situation. Les projets de déremboursement des AASAL fournissent une illustration particulièrement remarquable des contraintes imposées à l’administration par le respect de ce principe puisque, reprenant une rédaction de principe qui avait été dégagée à propos d’une décision du Président du CEPS refusant de placer sous TFR le groupe générique des amoxicillines, le Conseil d’Etat vient de juger que les ministres ne pouvaient adopter une décision de radiation qui aurait des effets anticoncurrentiels manifestement disproportionnés. Nous aurons la traduction concrète de cette formule dans quelques semaines, mais elle devrait logiquement signifier que les ministres ne pouvaient pas radier du remboursement une partie de la classe seulement, en laissant l’autre partie au remboursement, situation qui favorise naturellement de façon exagérée les spécialités maintenues au remboursement et devrait donc entraîner l’annulation de l’arrêté de radiation partielle de la classe adopté en mai 2013.
f) Sixième principe : la souveraineté du juge.
Enfin, pour en terminer avec ce tour d’horizon des principes cardinaux du « screening » juridique, rappelons que le sixième principe cardinal de la démarche juridique est la soumission de l’administration au pouvoir souverain du juge. Comme le montre l’exemple dramatique rappelé en introduction, c’est en dernier lieu le juge qui est l’arbitre des relations entre l’administration et l’administré, chaque fois que ces relations se mettent à dysfonctionner.
La difficulté aujourd’hui pour l’administration c’est la multiplication des juges-arbitres. Alors qu’en effet le Conseil d’Etat était l’unique juge-arbitre, ceux-ci sont aujourd’hui au moins au nombre de trois : le Conseil d’Etat, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui siège à Luxembourg et le Conseil constitutionnel. Parce que ces décisions s’imposent sur le territoire des vingt-huit Etats membres, la CJUE rend des décisions dont la portée est particulièrement forte. En France, c’est à la CJUE que les industriels du secteur des produits de santé doivent la restitution de la contribution mise en place par l’ordonnance Juppé de 1995, la suppression de la taxe additionnelle sur les ventes directes instituée entre 1998 et 2002 ou encore la déduction de la TVA sur les dépenses d’hôtellerie des visiteurs médicaux. Le principe de la licéité de la vente sur Internet de tous les médicaments qui ne sont pas en PMO avait été posé par la Cour dès 2003, sans qu’un texte spécifique soit nécessaire à cette fin. Autre exemple : début octobre, la Cour a jugé que les Etats ne pouvaient laisser circuler sur leur territoire des produits similaires en les qualifiant selon le cas tantôt de médicament et tantôt de dispositif médical, arrêt qui est certainement porteur en France de très lourdes obligations pour l’administration.
La multiplication des pôles chargés de dire quel est le droit applicable crée elle-même deux types de difficultés nouvelles : d’une part, naît un débat sur ce que l’on nomme communément le gouvernement des juges ; l’on comprend en effet aisément que les deux autres pôles du pouvoir, l’exécutif et le Parlement, ne soient guère enthousiastes à l’idée de voir émerger un pouvoir concurrent qui n’est pas dans la tradition française ; d’autre part, naît un second débat sur ce que l’on nomme le dialogue des juges. Ce dialogue n’est évidemment pas facilité par le fait que toute montée en puissance de l’un se fait nécessairement aux dépens de l’autre.
III – Conclusion
Au terme de cette présentation, nous disposons, je l’espère, d’une grille de lecture qui devrait permettre d’avoir un débat nourri sur les conditions dans lesquelles s’articulent – ou non – l’expertise scientifique et l’expertise juridique.
Pour ma part, je me limiterai à suggérer, en conclusion, quelques pistes de réflexion.
Cinq me viennent à l’esprit :
- La conséquence concrète de l’explosion de l’expertise scientifique rappelée dans la première partie est un surcroît de travail considérable pour l’administration auquel celle-ci n’était certainement pas préparée, en même temps qu’une source de conflits de territoires et d’empiètements de compétences ; l’administration s’est aujourd’hui imposée à elle-même des obligations qu’elle ne peut satisfaire : qu’elle ait besoin du GERS pour conclure les conventions CEPS – industries ou du LEEM pour mettre en place le portail des avantages déclarés est purement et simplement caricatural ;
- Notre tradition jacobine fait que nos administrations ont énormément de mal à comprendre que nous avons fait le choix de vivre dans un environnement fédéral et qu’il nous faut assumer ce choix ; à qui sert l’arbitrage favorable du PRAC évoqué tout à l’heure si, sur le site de la HAS, le focus sur le traitement de l’arthrose continue de présenter le rapport bénéfice/risque du produit comme défavorable ou si le site de l’ANSM – qui est à l’origine de la saisine – continue de mettre en ligne des recommandations de prescription plus drastiques que les recommandations du PRAC ;
- L’hypertransparence dans laquelle nous vivons depuis le Mediator est certainement contre-productive ; un expert qui se sait filmer ne s’exprime pas de la même façon que dans la sérénité d’un débat à effectif réduit avec quelques-uns de ses pairs ; cette hypertransparence est d’autant moins crédible qu’elle est grandement opacifiée par l’inflation législative et réglementaire ;
- Pour rester sereines, l’expertise scientifique comme l’expertise juridique doivent s’inscrire dans la durée ; or, le temps administratif est aujourd’hui de plus en plus contraint par le temps politique ; le politique est pressé ; le temps passé au ministère par le ministre sera le plus souvent bref et il lui faut d’abord attacher son nom à la loi qui restera, croit-il, la marque de son passage au ministère ; les experts qui l’entourent ne peuvent travailler dans la sérénité ;
- Enfin, le juge lui-même n’est pas au-dessus de toute critique : alors que les débats enflent sur la notion de conflit d’intérêts, le Conseil d’Etat ne peut continuer à être simultanément juge des relations avec l’administration et conseil de celle-ci.
A propos de l’auteur
Bernard Geneste, avocat associé spécialisé en droit de la santé, droit de l’Union européenne et droit public, contentieux administratif et communautaire. Sa longue pratique des administrations françaises comme sa maîtrise du droit communautaire expliquent qu’il ait, en sa qualité d’avocat, développé plus particulièrement son activité dans le secteur des produits de santé où il intervient tant en qualité de conseil qu’au contentieux sur l’ensemble des questions touchant aux relations entre les opérateurs du système de soins et les autorités administratives.
CAFE NILE du 19 mars 2014