Inaptitude physique du salarié : la persistance des difficultés
14 juin 2021
Le régime de l’inaptitude a été profondément réformé par la loi du 8 août 2016 puis à nouveau par les ordonnances n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 et n° 2017-1718 du 20 décembre 2017. Ces textes ont notamment donné au conseil de prud’hommes statuant selon la procédure accélérée au fond compétence pour connaitre des recours formés contre les décisions rendues par le médecin du travail.
Initié pour répondre aux principaux enjeux pointés dans le cadre du diagnostic dressé par le rapport sur l’aptitude et la médecine du travail remis en mai 2015, le nouveau dispositif laisse subsister d’importantes incertitudes et des difficultés d’application comme l’illustrent deux décisions récentes rendues par la Cour de cassation.
Contestation de l’avis du médecin du travail : le rôle du Conseil de prud’hommes précisé
Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 8 août 2016, les recours contre les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature médicale, doivent être exercés par l’employeur ou le salarié devant le conseil de prud’hommes dans un délai de 15 jours à compter de leur notification. Le conseil de prud’hommes peut alors confier une mesure d’instruction au médecin inspecteur du travail compétent pour l’éclairer. Statuant selon la procédure accélérée au fond, le juge substitue sa décision à l’avis contesté du médecin.
Or, la déclaration d’inaptitude suppose au préalable pour le médecin du travail d’avoir :
-
- réalisé au moins un examen médical de l’intéressé ;
-
- procédé ou fait procéder à une étude de poste ;
-
- réalisé ou fait réaliser une étude des conditions de travail dans l’établissement et indiqué la date à laquelle la fiche d’entreprise a été actualisée ;
-
- échangé avec l’employeur.
Ces échanges avec l’employeur et le travailleur permettent à ceux-ci de faire valoir leurs observations sur les avis et les propositions que le médecin du travail entend adresser.
Dans une affaire récente, un employeur constatant que le médecin du travail avait rendu un avis d’inaptitude sans avoir accompli toutes ces diligences, a demandé au Conseil de prud’hommes de Cayenne de lui déclarer inopposable l’avis d’inaptitude au motif que celui-ci n’était pas conforme aux prescriptions légales et réglementaires.
Le conseil de prud’hommes de Cayenne par une décision prononcée le 11 décembre 2020 a formulé une demande d’avis à la Chambre sociale de la Cour de cassation.
Dans ce cadre, la question suivante a été posée à la Cour de cassation :
« Le Conseil de prud’hommes statuant selon la procédure prévue à l’article 4624-7 du code du travail dans sa dernière rédaction, est-il compétent pour connaître de l’irrespect, par le médecin du travail, des procédures et diligences prescrites par la loi et le règlement, notamment celles issues des articles L. 4624-4 et R. 4624-42 du même code ? ».
En réponse, dans un avis rendu le 17 mars 2021 (n° 21-70.002), la Cour de cassation a précisé la portée du recours contre l’avis d’inaptitude du médecin du travail résultant de l’article L.4624-7 du Code du travail.
Ainsi, selon la Cour, la contestation dont peut être saisi le conseil de prud’hommes, en application de l’article L.4624-7, porte exclusivement sur l’avis du médecin du travail.
Néanmoins, le conseil de prud’hommes peut, dans ce cadre, examiner les éléments de toute nature sur lesquels le médecin du travail s’est fondé pour rendre son avis.
A ce titre, il devrait pouvoir notamment prendre en compte les diligences accomplies par le médecin du travail pour rendre sa décision et on peut imaginer que s’il estime celles-ci insuffisantes, il pourra rendre un avis différent de celui qui a été émis par le médecin du travail.
La Cour rappelle ensuite que le conseil de prud’hommes peut seulement substituer sa propre décision à cet avis, après avoir, le cas échéant, ordonné une mesure d’instruction. En d’autres termes, il appartient au conseil de prud’hommes de se prononcer lui-même sur l’aptitude du salarié à occuper son poste – il ne peut donc pas déclarer inopposable à une partie l’avis rendu par le médecin du travail au motif qu’il n’a pas été précédé des diligences requises.
Enfin, la Cour laisse en suspens la dernière question posée par le conseil de prud’hommes de Cayenne concernant la détermination de la partie à laquelle incombe la charge de la preuve du non-respect des diligences prévues par le code du travail.
Cette décision parait conforme à la loi qui donne pour seul pourvoir au juge de substituer son avis à celui du médecin du travail reconnaissant ainsi à celui-ci les mêmes pouvoirs que ceux qui étaient reconnus à l’inspecteur du travail lorsque ce dernier avait compétence pour connaitre de ces litiges.
Ce faisant la solution adoptée par la Cour est également identique à la position de l’administration qui exclut du champ du recours prévu par l’article L.4624-7 la procédure de déclaration de l’inaptitude (questions – réponses : recours contre un avis d’inaptitude).
Pour autant, le nouveau dispositif encourt les mêmes critiques que l’ancien.
Il est en effet curieux que l’aptitude médicale d’un salarié à occuper son poste de travail soit laissée à l’appréciation d’une personne qui n’a aucune compétence en ce domaine, qu’il s’agisse du juge ou – en son temps – de l’inspecteur du travail.
Ce point avait pourtant été relevé dans le rapport de 2015 qui préconisait de « décharger l’inspecteur du travail de ces recours pour l’instruction desquels il ne dispose pas des compétences médicales indispensables » et de les confier à un collège de médecins. Force est de constater que le législateur n’est pas allé au bout de la réforme en transférant cette compétence au juge.
Par ailleurs, la décision de la Cour est également critiquable en ce qu’elle semble admettre que les irrégularités procédurales affectant l’avis rendu puissent n’être passibles, en tant que telles, d’aucune sanction à tout le moins dans le cadre de cette procédure. Il est vrai que le médecin du travail, s’il est informé de la contestation par l’employeur, n’est toutefois pas partie au litige. Certes, le juge pourra prendre en compte ces éléments à l’appui de sa décision mais rien ne l’oblige à le faire.
La modification du contrat de travail rendue nécessaire par l’état de santé du salarié : la délivrance d’un avis d’inaptitude n’est pas automatique
Dans une deuxième affaire récente ayant donné lieu à un arrêt rendu le 24 mars 2021 (n° 19-16.558), la Cour de cassation laisse également subsister les difficultés déjà constatées sous l’empire de la législation antérieure.
En l’espèce, une salariée, engagée en 2007 par la société Grand Casino du Touquet en qualité de changeur traiteur de monnaie avait fait l’objet d’un avis d’inaptitude émis le 1er octobre 2018 par le médecin du travail et rédigé en ces termes :
« Conformément à l’article R. 4624-42 du Code du travail, confirmation de l’inaptitude au poste de travail de caissier. Contre-indication à tout travail de nuit après 22h ; possibilité de tout autre poste de travail respectant cette contre-indication ; capacité à bénéficier d’une formation ».
Contestant cette décision, la salariée avait, conformément à l’article L.4624-7 du Code du travail, saisi la juridiction prud’homale statuant en la forme des référés d’un recours contre cet avis.
La cour d’appel de Douai avait substitué à l’avis d’inaptitude délivré par le médecin du travail un avis d’aptitude au poste de changeur traiteur de monnaie occupé par la salariée avec réserves concernant le travail de nuit effectué après 22 heures.
L’employeur soutenait que les restrictions constatées par le médecin du travail, dès lors qu’elles impliquaient l’affectation du salarié sur un autre poste, devaient se traduire par l’émission d’un avis d’inaptitude.
Telle n’est pas la solution adoptée par la Cour de cassation. En effet, après avoir rappelé que, en application des articles L.4624-3 et L.4624-4, « le médecin du travail peut proposer, par écrit et après échange avec le salarié et l’employeur, des mesures individuelles d’aménagement, d’adaptation ou de transformation du poste de travail ou des mesures d’aménagement du temps de travail justifiées par des considérations relatives notamment à l’état de santé physique et mental du travailleur», la Cour de cassation indique que la circonstance que les mesures d’aménagement préconisées entrainent une modification du contrat de travail n’implique pas, par elle-même, la formulation d’un avis d’inaptitude.
La Cour approuve donc les juges du fond d’en avoir déduit, après avoir constaté que les restrictions concernaient le travail de nuit et que la salariée pouvait occuper un poste de jour – l’employeur ayant déjà d’ores et déjà aménagé les horaires de travail – que la salariée était apte à son poste avec réserves concernant le travail de nuit.
Avec cette nouvelle décision, la Cour de cassation confirme une jurisprudence établie de longue date selon laquelle les avis d’aptitude assortis de restrictions ou de réserve doivent s’analyser comme des avis d’aptitude et non d’inaptitude.
Si cette jurisprudence ne pose pas de difficultés particulières lorsque les aménagements requis sont minimes et peuvent être facilement mis en œuvre par l’employeur par un simple changement des conditions de travail de l’intéressé, il n’en est pas de même lorsque les restrictions sont importantes et impliquent une modification du contrat de travail du salarié (passage d’un horaire de jour à un horaire de nuit, passage à temps partiel, etc.).
Si dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt du 24 mars 2021, une telle décision ne posait manifestement pas de difficulté particulière à l’employeur qui avait déjà reclassé le salarié conformément aux préconisations du médecin du travail, on peut se demander si la solution aurait été la même dans l’hypothèse où aucun poste n’aurait été disponible dans l’entreprise.
Dans le cas contraire, une telle décision est susceptible de placer les entreprises dans une situation inextricable. En effet, en présence d’un tel avis, les entreprises ne pourraient :
-
- ni laisser le salarié sur son poste compte tenu des restrictions prononcées par le médecin du travail ;
-
- ni imposer au salarié une modification de son contrat de travail pour tenir compte de ces restrictions. L’accord du salarié doit en effet être recueilli même si la modification n’est que la conséquence des préconisations du médecin du travail (Cass. soc. 29 novembre 2011, n°10-19.435) ;
-
- ni procéder au licenciement du salarié pour inaptitude et impossibilité de reclassement puisque le salarié n’est pas déclaré.
Faute de pouvoir tenir compte des préconisations du médecin du travail, l’employeur n’aura donc d’autre choix que de refuser les adaptations demandées par le médecin du travail en lui exposant les motifs de ce refus comme le lui permet l’article L.4624-6, et de lui demander de revoir son avis. En cas de refus du médecin, il appartiendra à l’employeur de contester l’avis de ce dernier dans les conditions de l’article L.4624-7 pour obtenir que le juge substitue un avis d’inaptitude à l’avis du médecin du travail.
Le rapport de 2015 avait souligné les difficultés liées à la délivrance d’avis d’aptitude avec réserves. Là encore force est de constater que ni le législateur ni le juge n’ont permis d’apporter de solution précise à cette difficulté.
Article publié dans Les Echos le 14/06/2021
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