Quand l’abus de droit s’efface devant la logique de groupe
Dans une décision du 19 mai 2021[1], le Conseil d’Etat considère que l’acquisition d’une société, suivie de l’appréhension à bref délai de ses liquidités en franchise d’impôt par la société cessionnaire, n’est pas constitutive d’un abus de droit dès lors que l’opération répond à une logique économique de groupe.
Une société acquiert l’intégralité des titres d’une société opérationnelle et perçoit de cette dernière, au cours de l’exercice d’acquisition, des dividendes soumis au régime mère fille dont le montant total excède le prix d’achat
Une holding mixte ayant pour activité la gestion de titres et la location ou sous location de transport routier de marchandises acquiert en 2007 l’intégralité des titres d’une société exerçant une activité de transport routier de marchandises.
Au cours du même exercice, la filiale nouvellement acquise distribue à sa société mère diverses sommes considérées comme éligibles au régime mère-fille. Le montant total de ces distributions excède le prix d’acquisition des titres de la filiale, étant précisé que la société mère ne déduit à cette occasion aucune provision pour dépréciation.
Dans le cadre d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale, estime que l’opération est assimilable à un montage dit « coquillard » dont la censure sur le terrain de l’abus de droit a été validée par le Conseil d’Etat dans son arrêt Garnier-Choiseul[2]. Elle remet corrélativement en cause le bénéfice du régime mère-fille.
Saisi de cette affaire, le Conseil d’Etat considère au contraire que l’abus de droit n’est pas caractérisé.
Contrairement à l’administration fiscale, le Conseil d’Etat considère que la situation en présence est exclusive de tout abus de droit compte tenu notamment de la logique de groupe à laquelle elle répond
Après avoir rappelé les principes l’ayant déjà conduit à considérer que l’acquisition de sociétés dépourvues d’activité réalisée en vue d’appréhender leurs liquidités en franchise d’impôt caractérise un abus du régime mère-fille susceptible d’être sanctionné sur le terrain de l’abus de droit, le Conseil d’Etat estime que tel n’est pas le cas en l’espèce.
A cet égard, il relève tout d’abord qu’à la différence des situations censurées par la jurisprudence « coquillard », la société cédée n’était pas, au moment de sa cession, une coquille vide puisqu’elle exerçait encore une activité économique et disposait de moyen matériel et humain pour poursuivre son exploitation.
Le Conseil d’Etat constate par ailleurs que l’acquisition de la société s’était suivie de la cession de son fonds de commerce à une société exerçant également une activité de transport routier dans laquelle le gérant de la société cessionnaire détenait une participation indirecte majoritaire (la société cessionnaire détenant pour sa part une participation directe se limitant à 10 %).
Il en conclut que l’opération d’acquisition des titres a permis la cession ultérieure du fonds de commerce en état d’être exploité à une société liée à la société cessionnaire et répondait ainsi à un objectif de croissance de l’activité de transport routier du groupe contrôlé par son gérant, ce que venait conforter l’augmentation significative du chiffre d’affaires et de l’effectif de la société liée ayant in fine recueilli le fonds de commerce.
Dans ces conditions, le Conseil d’Etat estime que la société cessionnaire ne peut être regardée comme ayant été inspirée par un but exclusivement fiscal. Il parait ainsi admettre que la logique de groupe est un élément pouvant être pris en compte pour justifier une opération critiquée sur le terrain l’abus de droit.
Dans ses conclusions, le rapporteur public, qui préconisait cette analyse, la défend par la distinction qu’il conviendrait de faire entre l’acte anormal de gestion, pour lequel l’intérêt de groupe n’est pas admis et l’abus de droit pour lequel le juge n’aurait en réalité jamais exclu la faculté d’invoquer la logique de groupe pour écarter cette incrimination (le rapporteur public citant à cet égard l’arrêt Alcatel[3] et l’arrêt AD Industrie[4]).
Si le juge de l’impôt n’a, à notre connaissance, jamais été amené à formaliser de manière aussi nette cette possibilité, l’analyse de la jurisprudence antérieure que fait le rapporteur public ainsi que la solution retenue dans le cadre du présent arrêt s’avère particulièrement intéressante dans la perspective de la défense au contentieux d’opérations réalisées par des sociétés membres d’un même groupe dont le caractère optimisant serait contesté par l’administration fiscale sur le terrain de l’abus de droit.
Reste alors la question de savoir si cette analyse et la solution qui en découle est transposable à la clause générale anti-abus applicable en matière d’impôt sur les sociétés (IS).
Une solution transposable à la clause générale anti-abus applicable en matière d’IS (CGI, article 205 A) ?
L’administration fiscale peut remettre en cause « un montage ou d’une série de montages qui, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents »[5].
Dès lors que cette clause anti-abus implique l’identification d’objectifs autres que fiscaux, il devrait être possible de se prévaloir, comme en matière d’abus de droit, de la logique de groupe pour en écarter l’application.
Il convient toutefois d’être particulièrement attentif à la pondération de ces objectifs qui, à la différence de l’abus de droit, ne doivent pas simplement exister mais doivent en outre présenter un caractère prépondérant au vu de l’éventuel objectif fiscal en présence.
C’est ce que rappelle le rapporteur public sous l’arrêt AD Industrie précité qui précisait qu’à son avis la clause anti-abus aurait pu être mise en œuvre si elle avait été applicable rationae temporis dès lors que le motif autre que fiscal, s’il n’était pas négligeable et permettait donc d’écarter l’abus de droit, n’apparaissait toutefois pas comme le motif principal de l’opération.
S’agissant plus particulièrement de l’arrêt commenté dans la présente chronique, on relèvera également que la question d’une acquisition directe du fonds de commerce à la place des titres ou celle de l’apport de ces derniers à la société devant in fine recueillir le fonds de commerce s’était posée pour apprécier les buts réels de l’opération. Si ces aspects n’ont finalement pas été considérés comme de nature à caractériser un but exclusivement fiscal, c’est semble-t-il en raison respectivement du refus du vendeur de céder le seul fonds de commerce et du fait qu’un apport des titres à la société ayant vocation à recevoir le fonds de commerce aurait dilué son actionnaire minoritaire et gérant.
L’appréciation des circonstances de fait sera donc, sans surprise, primordiale dans l’application de la clause anti-abus.
Enfin, si la condition de l’objectif principalement fiscal était satisfaite, il resterait encore à démontrer un « avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable » ce qui, selon l’administration fiscale, « renvoie à l’objectif poursuivi par le législateur au travers de la mise en œuvre des dispositions en cause. »[6]
S’agissant du régime mère-fille, le Conseil d’Etat a indiqué que l’objectif était de « favoriser l’implication des sociétés mères dans le développement économique des sociétés filles pour les besoins de la structuration et du renforcement de l’économie française »[7].
Si le juge de l’impôt n’a pas eu en l’espèce à se prononcer formellement sur cette condition – l’absence de but exclusivement fiscal étant suffisant pour écarter l’abus de droit – tel n’est pas le cas du rapporteur public qui considère que l’objectif ci-dessus rappelé « ne [lui] parait pas contrarié lorsque la cible acquise est transformée, y compris au point de la vider de sa substance, dès lors que son activité économique est transférée à une autre filiale du groupe mieux à même de la développer » considérant ainsi que même si cela peut conduire à la disparition de la filiale, « la société mère n’agit pas de manière mortifère pour sa fille, elle se borne à lui trouver une coquille plus accueillante ».
Une telle analyse laisse donc espérer que la solution rendue en l’espèce en matière d’abus de droit pourrait être identique sous l’empire de la clause anti-abus.
[1] CE, 19 mai 2021, n° 433201, 19 mai 2021, Société Douaisienne de Transports.
[2] CE 17-7-2013 min. c/ SARL Garnier Choiseul Holding : RJF 11/13 n° 1064.
[3] CE 15-4-2011, min. c/ Sté Alcatel CIT : RJF 7/11 n° 862.
[4] CAA Paris 19-5-2020, min. c/ Sté AD Industrie : RJF 8-09/20 – Décisions 710
[5] CGI, article 205 A.
[6] BOFIP BOI BOI-IS-BASE-70 n°30 du 3-7-2019.
[7] Objectif repris par l’administration au BOFIP BOI BOI-IS-BASE-70 n°30 précité.
Article paru dans Option Finance le 05/07/2021