Port du voile : la CJUE précise et complète sa jurisprudence
22 juillet 2021
Par deux décisions en date du 14 mars 2017 (C-157/15 et C-188/15), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a défini les conditions dans lesquelles les entreprises peuvent interdire le port du foulard islamique. Ces deux arrêts ont été transposés en droit interne par une décision de la Cour de cassation du 22 novembre 2017 (Cass. soc., 22 novembre 2017, n° 13-19.855).
Par un arrêt en date du 15 juillet 2021, la CJUE vient de compléter sa jurisprudence en l’infléchissant sur deux points (CJUE, 15 juillet 2021, affaires C-804-18 et C-341-19). Par ailleurs, la Cour de cassation a eu l’occasion le 14 avril 2021 de confirmer, dans un sens restrictif, sa jurisprudence (Cass. soc., 14 avril 2021, n° 19-24.079).
1. La CJUE a d’abord rappelé, comme elle l’avait fait dans les deux arrêts de 2017, que l’article 1er et l’article 2 § 2 a) de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 du Conseil, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière de travail et d’emploi, doivent être interprétés en ce sens qu’une règle interne d’une entreprise interdisant à tout travailleur de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, ne constitue pas, à l’égard des travailleurs qui observent certaines règles vestimentaires en application de préceptes religieux, une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de cette directive, dès lors que ces règles sont appliquées de manière générale et indifférenciée.
On notera que, contrairement à la Cour de cassation, la CJUE ne limite pas le champ d’application de cette règle aux seuls salariés en contact avec la clientèle.
2. La Cour a ensuite jugé, ce qui est nouveau, qu’une règle interne d’une entreprise interdisant sur le lieu du travail, le port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses dans l’objectif d’assurer une politique de neutralité au sein de cette entreprise ne peut être justifiée que si une telle interdiction couvre toute forme visible d’expression des convictions politiques philosophiques ou religieuses.
Une interdiction qui serait limitée au port de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ostentatoires et de grande taille serait susceptible de constituer une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions. Cette décision rend contraire au droit communautaire la loi interdisant le port du voile à l’école qui repose sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires.
3. L’arrêt reconnait, pour la première fois, deux motifs légitimes d’une entreprise pour interdire le port de signes religieux :
-
- « la volonté d’un employeur d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse peut être considérée comme légitime. En effet, le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la charte, et revêt, en principe, un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur« , formule qui exclut clairement toute limitation aux seuls salariés en contact avec la clientèle ;
-
- « tant la prévention des conflits sociaux que la présentation de l’employeur de manière neutre à l’égard des clients peuvent correspondre à un véritable besoin de l’employeur, ce qu’il doit démontrer« .
Dans son arrêt du 14 avril 2021, la Cour de cassation apparaît très en retrait de cette appréciation puisqu’elle a jugé que « la justification de l’employeur était explicitement placée sur le terrain de l’image de l’entreprise au regard de l’atteinte à sa politique commerciale, laquelle serait selon lui susceptible d’être contrariée au préjudice de l’entreprise par le port du foulard islamique par l’une de ses vendeuses« , ce qui ne constitue pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 § 1 de la directive n° 2000/78/CE du conseil du 27 novembre 2000 (considérant 10).
4. La Cour de justice a jugé, en quatrième lieu, par un considérant de principe nouveau, qu’ »une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, découlant d’une règle interne d’une entreprise interdisant aux travailleurs de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail est susceptible d’être justifiée par la volonté de l’employeur de poursuivre une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse à l’égard des clients ou des usagers » pour autant que trois conditions sont réunies :
-
- cette politique doit répondre à un besoin véritable de cet employeur, qu’il incombe à ce dernier d’établir en prenant notamment en considération les attentes légitimes des clients usagers ainsi que les conséquences défavorables que cet employeur subirait en absence d’une telle politique ;
-
- que cette politique soit suivie de manière cohérente et systématique ;
-
- que cette interdiction soit limitée au stricte nécessaire (considérant 70).
La Cour de cassation, quant à elle, exige que l’interdiction des signes religieux figure dans le règlement intérieur, ce qui est logique compte tenu des nouvelles dispositions de l’article L.1321–2 du Code du travail :
« l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur (…), une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients » (considérant 7).
Cette formule est plus restrictive que celle de la CJUE : elle est limitée aux salariés en contact avec la clientèle ; elle retient une conception beaucoup plus restrictive de la politique de neutralité de l’employeur.
5. Le dernier aspect est le plus intéressant : l’arrêt de la CJUE consacre, pour la première fois, la notion de marge nationale d’appréciation dans ce domaine.
La Cour a, en effet, jugé que « la directive 2000/78 permet de tenir compte du contexte propre à chaque État membre et de reconnaître à chacun deux une marge d’appréciation dans le cadre de la conciliation nécessaire des différents droits et intérêts en cause, aux fins d’assurer un juste équilibre entre ces derniers » (considérant 88).
Elle en a déduit « que les dispositions nationales protégeant la liberté de religion peuvent être prises en compte en tant que dispositions plus favorables, au sens de l’article 8, § 1 de la directive 2000/78, dans le cadre de l’examen du caractère approprié d’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions » (considérant 90).
Ainsi, d’un pays à l’autre, les solutions peuvent être différentes, compte tenu des traditions et de la législation nationale. Dans ce domaine éminemment sensible, la CJUE reconnaît aux juridictions nationales une marge nationale d’appréciation, comme le fait depuis longtemps la Cour européenne des droits de l’homme dans ce domaine.
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