La loi pour renforcer la prévention en santé au travail : Le renouveau du document unique d’évaluation des risques professionnels (Part I)
21 février 2022
La loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 n’a certainement pas fait l’objet de la large publicité qu’elle méritait compte tenu de son objet et de ses conséquences sur les dispositifs de santé au travail.
Au-delà d’une publication au milieu de l’été, on peut penser que ce texte et les thèmes fondamentaux qu’il aborde ont surement été éclipsés par la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire laquelle prévoyait notamment l’obligation vaccinale pour certains secteurs et professions et ses sanctions associées, thèmes peut-être plus médiatiquement porteurs et clivants que la refonte du système de santé au travail.
A l’heure où les pouvoirs publics travaillent à la rédaction des décrets d’application de cette loi et que certains sont au stade de projets (un projet de décret portant sur la mise à jour et la mise à disposition du document unique d’évaluation des risques professionnels (ci-après « DUERP »), il est apparu intéressant de revenir sur certaines de ses dispositions et aspects.
Nous vous proposons une analyse rédigée par Vincent Delage, Avocat associé, CMS Francis Lefebvre, en trois parties (1) dont la première est consacrée au renouveau du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP)
La deuxième partie sera dédiée à la nouvelle définition du harcèlement sexuel.
La troisième partie détaillera diverses dispositions introduites dans le Code du travail, notamment les nouvelles missions des services de prévention et de santé au travail, la mise en place d’un passeport de prévention et le renforcement du suivi médical des salariés
Des dispositions législatives représentant l’aboutissement d’un travail remarquable des partenaires sociaux
Fin août 2018, la députée Charlotte Parmentier-Lecocq remet au Premier Ministre un rapport proposant de réorganiser en profondeur le système de santé au travail. Le 5 septembre 2018, les services du Premier Ministre présentaient un calendrier pour la réforme de la santé au travail en proposant une phase de concertation puis de négociation jusqu’en mars 2019, puis un projet de loi susceptible d’être déposé au premier semestre 2019.
Mi-mars 2019 les partenaires sociaux reçoivent leur lettre de mission mais le 12 juillet 2019 ceux-ci ne peuvent que faire le constat de l’échec des négociations.
Emportée par la crise, la négociation interprofessionnelle finalement non interrompue est reportée et s’ouvre de nouveau en juin 2020.
Aux termes de travaux et d’échanges importants, les négociations aboutissent à un Accord national interprofessionnel le 9 décembre 2020 : « ANI pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail » étendu par arrêté du 5 février 2021.
Entre temps, est déposé le 23 décembre 2020 une proposition de loi relative à la réforme de la santé au travail s’engageant à retranscrire et enrichir l’ANI du 9 décembre. Les travaux parlementaires se concluent par la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail publiée au JO du lendemain.
Les dispositions légales entreront en vigueur au plus tôt le 31 mars 2022 et leur mise en œuvre nécessitera, pour la plupart, la publication de décrets d’application.
Le renouveau du DUERP
Bel endormi du corpus relatif à la protection de la sécurité et de la santé des salariés dans l’entreprise, le DUERP n’a pas toujours eu l’attention que son importance aurait dû pourtant lui reconnaître. C’est désormais chose faite dans le cadre de la loi du 2 août 2021.
Bien souvent, les entreprises le mettaient en œuvre, sans pour autant qu’il ne soit nécessairement mis à jour ou encore actualisé, tout particulièrement dans les entreprises de services où son importance pouvait être jugée relative ; les risques professionnels n’étant pas nécessairement évident à appréhender concrètement, contrairement aux entreprises plus industrielles où la réalité des risques professionnels apparait plus flagrante.
Remis au goût du jour à marche forcée par la crise sanitaire, conduisant les entreprises à devoir, à l’invitation comminatoire des pouvoirs publics, s’y intéresser de nouveau et l’actualiser, le DUERP a fait l’objet de toute l’attention des entreprises, dans le cadre d’un dialogue social plus ou moins formalisé.
Car, en réalité, le DUERP revêt une importance toute particulière.
Pour rappel, l’employeur est tenu d’évaluer les risques professionnels dans chaque unité de travail et d’inscrire les résultats de cette évaluation dans le DUERP.
L’évaluation des risques doit donner lieu à la mise en œuvre d’actions concrètes de prévention et le DUERP doit être régulièrement mis à jour.
A toutes fins utiles, notons qu’en l’absence d’établissement conforme du DUERP ou de mise à jour, l’employeur est passible de l’amende prévue pour les contraventions de 5ème classe (maximum 1 500 € pour une personne physique et 7 500 € pour une personne morale ; montant doublé en cas de récidive), sans préjudice de la condamnation au versement de dommages-intérêts aux salariés (Cass. soc., 8 juillet 2014) s’ils démontrent le préjudice subi (Cass. soc., 25 septembre 2019).
Une extension du champ du DUERP par la loi du 2 août 2021
En l’état des textes et jusqu’au 30 mars 2022, l’employeur évalue les risques pour la santé et la sécurité, y compris dans le choix des procédés de fabrication, des équipements de travail, des substances ou préparations chimiques, dans l’aménagement ou le réaménagement des lieux de travail ou des installations et dans la définition des postes de travail. Cette évaluation des risques tient compte de l’impact différencié de l’exposition au risque en fonction du sexe.
La loi du 2 août 2021 opère une refonte de l’article L. 4121-3 du Code du travail relatif au DUERP, économe de mots mais très large dans sa portée. Ainsi, cet article est modifié et l’obligation de l’employeur est complétée par l’évaluation des risques liés à l’organisation du travail.
Cette évolution est majeure plus qu’elle embrasse de manière abstraite et complète l’ensemble de l’organisation du travail, au-delà des postes, des installations, des lieux de travail. A n’en pas douter, cet ajout vise, dans le prolongement d’un mouvement qui n’emporte pas que des conséquences sur le monde du travail, l’extension et la pérennisation du télétravail.
De plus, la référence à l’organisation du travail ne peut empêcher de faire penser à l’évaluation des risques immatériels qui y sont attachés comme les risques psychosociaux et leur évaluation.
De nouveaux acteurs de l’évaluation des risques et la formation des préventeurs
Si de nombreuses entreprises ont toujours associé les partenaires sociaux et les représentants du personnel à l’évaluation des risques, le législateur a considéré qu’il était préférable de le codifier.
Une démarche de cette nature conduit à ce que, désormais, leur intervention soit incontournable.
Ainsi donc, alors qu’elle modifie significativement le champ de l’évaluation des risques, la loi élargit la qualité des contributeurs et précise désormais que s’y ajoutent : le comité social et économique et sa commission santé, sécurité et conditions de travail, s’ils existent, le ou les salariés mentionnés au premier alinéa du I de l’article L. 4644-1 du Code du travail (le responsable prévention ou « préventeur ») s’ils ont été désignés par le service de prévention et de santé au travail auquel l’employeur adhère.
Une précision concernant la formation des préventeurs puisque la loi supprime de l’article L. 4644-1 du Code du travail la condition selon laquelle la formation est effectuée « à leur demande » ce qui la rend automatique et suppose donc que l’employeur devra en prendre l’initiative.
Cette implication des partenaires sociaux prend en considération l’évolution de la jurisprudence rendue au cours de la crise sanitaire (affaires Renault et Amazon, notamment) où l’implication et le rôle importants du CSE dans l’évaluation des risques avait déjà été soulignée (voir ci-après).
Le contenu du DUERP est défini par la loi
Alors même que le contenu du DUERP était, par renvoi, défini par des dispositions règlementaires du Code du travail, dont la cohérence était parfois difficile à appréhender, la loi apporte une modification bienvenue à l’article L. 4121-3-1 du Code du travail et dispose que le DUERP répertorie l’ensemble des risques professionnels auxquels sont exposés les travailleurs et assure la traçabilité collective de ces expositions.
L’employeur transcrit et met à jour dans le document unique les résultats de l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs à laquelle il est tenu de procéder.
Les résultats de cette évaluation débouchent sur des obligations de diverses natures dépendant de l’effectif de l’entreprise.
Pour les entreprises dont l’effectif est supérieur ou égal à cinquante salariés un programme annuel de prévention des risques professionnels et d’amélioration des conditions de travail doit être envisagé et :
-
- Fixe la liste détaillée des mesures devant être prises au cours de l’année à venir (mesures de prévention des effets de l’exposition aux facteurs de risques professionnels ainsi que, pour chaque mesure, ses conditions d’exécution, des indicateurs de résultat et l’estimation de son coût) ;
-
- Identifie les ressources de l’entreprise pouvant être mobilisées ;
-
- Comprend un calendrier de mise en œuvre ;
Pour les entreprises dont l’effectif est inférieur à cinquante salariés, les résultats de cette évaluation débouchent sur la définition d’actions de prévention des risques et de protection des salariés. La liste de ces actions est consignée dans le DUERP et ses mises à jour.
On notera à cette occasion que la mise en place du DUERP n’est pas attachée à une condition d’effectif minimum.
Obligation de mise à disposition, de conservation et de dépôt
Le DUERP, dans ses versions successives, est conservé par l’employeur et tenu à la disposition des travailleurs, des anciens travailleurs (un projet de décret précise « pour les périodes durant lesquelles ils ont travaillé dans l’entreprise » et que ces anciens travailleurs « peuvent le communiquer aux professionnels de santé en charge de leur suivi médical »), ainsi que de toute personne ou instance pouvant justifier d’un intérêt à y avoir accès (sur ce dernier point, un projet de décret précise que l’accès au DUERP est étendu à l’ensemble des Services de Santé et de Prévention au Travail afin de « permettre la consultation par les intervenants en prévention des risques professionnels, au regard de leurs attributions »).
La durée de conservation ne peut être inférieure à …40 ans. Durée particulièrement longue que l’on peut avoir du mal à s’expliquer et qui représente une charge importante pour l’employeur. Peut-être cette obligation serait-elle facilitée par les modalités de conservation envisagées.
Car en effet, le DUERP et ses mises à jour font l’objet d’un dépôt dématérialisé sur un portail numérique déployé et administré par un organisme géré par les organisations professionnelles d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel.
Les précisions sur les points précédents feront l’objet d’un décret.
L’obligation de dépôt dématérialisé du DUERP sera applicable à compter du 1er juillet 2023, pour les entreprises dont l’effectif est supérieur ou égal à cent cinquante salariés et à compter de dates fixées par décret, en fonction des effectifs des entreprises, et au plus tard à compter du 1er juillet 2024 pour les entreprises dont l’effectif est inférieur à cent cinquante salariés.
A noter qu’un projet de décret prévoit que jusqu’à l’entrée en vigueur de l’obligation de dépôt dématérialisée, « l’employeur conserve les versions successives du DUERP au sein de l’entreprise », en format papier ou numérique, élaborées à compter de la date d’entrée en vigueur du décret.
Gageons que les décrets d’application paraitront dans des délais permettant une pleine application des textes.
On notera au passage que l’obligation de dépôt est attachée, pour certaines entreprises, à un seuil encore inconnu en matière de droit du travail, à savoir cent cinquante salariés …
L’information et la consultation du Comité Social et Economique sur le DUERP
Si l’on pouvait intuitivement penser que la mise en œuvre et surtout l’actualisation du DUERP aurait pu supposer une association étroite du CSE et en particulier sa consultation, dont l’extension n’a de cesse d’être constatée, cette consultation n’était pour autant pas requise par les textes même si, sur ce thème, les prérogatives du CSE n’étaient pas clairement définies.
Toutefois, des décisions rendues lors de la phase aigüe de la crise sanitaire avaient déjà esquissé les contours d’une plus grande association du CSE à l’évaluation des risques professionnels.
D’abord, une ordonnance de référé du TJ du Havre du 7 mai 2020 avait infléchi les obligations légales de la mise à disposition du DUERP pour le CSE vers une association de ce dernier à l’évaluation des risques et la mise en œuvre des actions de prévention (affaire Renault).
Ensuite, une décision de la CA de Versailles du 24 avril 2020 avait ordonné à l’entreprise de procéder, en y associant le CSE, à l’évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de Covid-19 sur l’ensemble de ses entrepôts ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures prévues à l’article L. 4121-1 du Code du travail en découlant (affaire Amazon).
Cette ambiguïté susceptible de donner lieu à des décisions qui peuvent être, par nature, contradictoires, n’est désormais plus de mise dans la mesure où la loi du 2 août 2021 inscrit dans la loi l’obligation consultative du CSE sur ce thème.
Ainsi, l’article L. 4121-3 du Code du travail dispose expressément que : « Le comité social et économique est consulté sur le document unique d’évaluation des risques professionnels et sur ses mises à jour ».
Dès lors, cette obligation consultative emporte plusieurs conséquences que les entreprises devront appréhender : la prise en compte de cette obligation consultative et de son propre calendrier dans le déploiement dans le temps du DUERP, de ses mises à jour et mises en œuvre ainsi que l’implication étroite du CSE et l’obligation de répondre à ses demandes et interrogations.
On rappellera en effet que l’une des conditions pour le CSE d’avoir la capacité d’émettre un avis éclairé sur les sujets sur lesquels il est consulté est d’avoir obtenu de l’employeur des réponses précises et complètes aux questions qu’il a pu poser dans le cadre du processus consultatif.
Cette obligation s’impose aux entreprises de 50 salariés et plus et constitue donc une nouvelle obligation de consultation annuelle à compter du 31 mars 2022.
(1) A LIRE EGALEMENT
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