Le droit à la preuve de l’employeur
23 mai 2022
Depuis les lois Auroux de 1982, le pouvoir disciplinaire de l’employeur est fortement encadré par le Code du Travail.
En effet, conformément à une disposition introduite par la loi n°82-689 du 4 août 1982, en matière de garanties de procédure « …Si un doute subsiste, il profite au salarié » (C. trav. art. L. 1333-1).
Il en est résulté, pendant de nombreuses années, une très grande tolérance des juridictions prud’homales concernant les moyens de défense du salarié, celui-ci pouvant par exemple produire en justice des documents obtenus à l’insu de son employeur s’ils sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de sa défense (Cass. soc., 31 mars 2015, n° 13-24.410), sous réserve du cas particulier des enregistrements clandestins réalisés et produits en justice par le salarié.
Inversement l’employeur se voyait refuser par la justice de pouvoir produire des preuves « illicites », telles l’enregistrement « pirate » d’une conversation d’un salarié reconnaissant une faute, ou encore un enregistrement provenant d’un système de vidéosurveillance non déclaré mais prouvant la commission d’un vol.
Cependant, depuis quelques années, se dessinent un changement de paradigme et une volonté de rééquilibrage des moyens d’expression de l’employeur et du salarié en justice, puisque l’employeur se voit désormais reconnaitre un véritable « droit à la preuve » en matière disciplinaire.
Un préalable au droit à la preuve de l’employeur : le « test de proportionnalité »
L’évolution évoquée en préambule a émergé grâce au « test de proportionnalité », consistant à confronter le droit à la preuve de l’employeur avec les droits et libertés fondamentaux du salarié, notamment le droit au respect de la vie privée.
Ainsi, le juge est invité à rechercher si la preuve de l’employeur, le cas échéant illicite, porte atteinte ou non au caractère équitable du procès dans son ensemble : c’est le test de proportionnalité.
Ainsi, s’il est établi que la preuve litigieuse est indispensable pour prouver les griefs de l’employeur et que l’atteinte aux droits fondamentaux du salarié est strictement proportionnée au but poursuivi, la preuve de l’employeur, même illicite, sera déclarée recevable.
Dès lors, l’employeur non strictement rigoureux sur les plans administratif et juridique, n’est plus forcément démuni par principe dès lors qu’il a la charge de justifier devant la justice prud’homale des griefs de nature disciplinaire à l’encontre d’un salarié.
Ce droit à la preuve de l’employeur s’applique notamment dans trois situations emblématiques : la vidéosurveillance, le numérique et les investigations internes dans les cas de harcèlement.
La vidéosurveillance : la fin du « vu / pas pris »
Dans un arrêt largement diffusé (Cass. soc. 10 novembre 2021 n° 20-12.263), la Cour de cassation a jugé qu’un dispositif de vidéosurveillance, dont l’employeur n’avait pas informé ses salariés qu’il pouvait être utilisé pour les surveiller, ce dont il résultait qu’il s’agissait d’un moyen de preuve illicite, pouvait cependant être potentiellement déclaré recevable grâce au « test de proportionnalité » évoqué ci-dessus.
Ainsi, quand bien même le système de vidéosurveillance a été mis en place pour des raisons de sécurité et non pour surveiller les salariés, le juge doit vérifier si l’utilisation des images tirées de la vidéosurveillance pour prouver les griefs de l’employeur porte ou non atteinte au caractère équitable du procès, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve de l’employeur.
En d’autres termes, le juge est invité à vérifier si la production de ces images de vidéosurveillance est indispensable à la démonstration de la vérité et s’il n’existe pas d’autres moyens de prouver les griefs de l’employeur. Dès lors que ces conditions sont réunies, la preuve rapportée par l’employeur sera recevable en justice.
Les dispositifs de vidéosurveillance, auparavant fréquemment écartés des débats au motif que les salariés n’avaient pas été informés que ceux-ci avaient vocation à contrôler leur activité, sont donc désormais susceptibles d’être invoqués judiciairement par l’employeur – sous certaines conditions – au nom de son « droit à la preuve ».
Informatique et réseaux sociaux : espaces « non protégés »
De même, le numérique n’est pas une zone de non-droit permettant aux salariés de commettre des fautes disciplinaires sans craindre d’être inquiétés.
Ainsi, la Cour de cassation a pu admettre la recevabilité d’une copie d’écran extraite du compte Facebook privé du salarié auquel l’employeur n’était pourtant pas autorisé à accéder(Cass soc 30 septembre 2020, n° 19-12.058).
Pour asseoir la légitimité de ce mode de preuve, la Cour de cassation a relevé que la publication litigieuse avait été spontanément communiquée à l’employeur par un mail d’un autre salarié de l’entreprise autorisé à accéder comme « ami » sur le compte privé du salarié fautif, de sorte que ce procédé d’obtention de la publication n’était pas déloyal.
Cela étant, c’est bel et bien au nom du « droit à la preuve de l’employeur » que cet élément a été déclaré recevable.
Le droit de l’employeur au secret de son enquête
Enfin, dans le même esprit, la Cour de cassation admet désormais que les entreprises puissent mener des investigations secrètes dans les cas de harcèlement, lorsque celles-ci sont nécessaires notamment pour la protection des plaignants.
Ainsi, une enquête pour des faits de harcèlement moral menée par un consultant externe à l’entreprise, à l’insu du salarié accusé des faits de harcèlement et sans que celui-ci n’y participe, a pu être déclarée recevable (Cass soc 17 mars 2021, n° 18-25.597).
Désormais, la répression du harcèlement l’emporte donc largement sur la loyauté de la preuve !
En conclusion, il est légitime que l’employeur se soit vu reconnaître un véritable droit à la preuve devant la justice prud’homale, tant les débats pouvaient parfois apparaître totalement déséquilibrés à son détriment devant cette juridiction.
Bon nombre de décisions de justice pouvaient également être parfaitement lunaires, et dès lors incomprises par les entreprises, lorsque la preuve de faits graves était établie mais que cette preuve était déclarée irrecevable pour des motifs de nature administrative.
Il convient donc désormais d’apprécier les situations au cas par cas, sans dogmatisme idéologique ou juridique, ce qui est sans aucun doute une des conditions permettant une meilleure compréhension des décisions de justice, notamment par les employeurs concernant les décisions rendues par les juridictions sociales.
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