L’actualité (d)étonnante du droit des concentrations : de Illumina/Grail à Towercast vers une « déconcentration » d’une opération sous les seuils ?
L’affaire Illumina/Grail connaît une nouvelle étape et son origine mérite d’être rappelée : il s’agit de la première affaire dans laquelle la Commission européenne a été saisie, en application du mécanisme de renvoi de l’article 22 du règlement européen 139/2004 sur les concentrations, par la France soutenue par d’autres Etats membres estimant que cette concentration affecterait le commerce intracommunautaire et menacerait la concurrence sur le territoire des Etats membres. Cette opération est intervenue dans un secteur technologique d’avenir, Illumina étant active dans la production et la commercialisation de systèmes de séquençage de nouvelle génération, tandis que Grail est une petite entreprise spécialisée dans la mise au point de tests de dépistage du cancer basés sur des tests sanguins. La concentration n’avait pas à être notifiée au regard du règlement européen sur les concentrations et ne l’a pas été dans les Etats membres, compte tenu de la faiblesse des chiffres d’affaires de la cible. On se souviendra que, dans une décision du 13 juillet 2022, le Tribunal de l’Union a admis le bien-fondé de l’analyse de la Commission quant au jeu de l’article 22 (voir E. Flaicher-Maneval et V. Lorieul, Contrôle des concentrations « sous les seuils » : le TUE lui aussi favorable ! OF 25/07/2022).
Le 6 septembre 2022, la Commission européenne a décidé d’interdire le rapprochement Illumina/Grail estimant les remèdes proposés insuffisants.
Dans le prolongement de cette interdiction, elle a annoncé dans un communiqué de presse du 5 décembre 2022 avoir adressé une communication des griefs aux deux entreprises présentant d’une part, les mesures de cession que la société Illumina doit mettre en œuvre pour restaurer l’indépendance dont bénéficiait la société Grail avant l’opération et, d’autre part, les mesures provisoires à respecter tant que la concentration n’est pas dissoute. L’objectif des mesures de cession est de revenir à l’état antérieur en s’assurant que Grail reste viable et compétitive et que la cession intervienne rapidement, tandis que la finalité des mesures provisoires est la séparation des activités des deux sociétés et le maintien de la viabilité de Grail.
Ainsi, tirant les conséquences de sa décision d’interdiction, la Commission entend faire revenir les parties à l’état antérieur. Si ces dernières peuvent à présent faire valoir leurs observations, la Commission pourrait in fine rendre contraignantes les mesures préconisées dans une décision susceptible d’intervenir début 2023.
Semble donc bien envisagé le démantèlement d’une concentration située sous les seuils, pourtant conçus par les législateurs comme justifiant de déclencher un contrôle des concentrations par le biais d’une interprétation nouvelle du mécanisme de l’article 22 précité.
Vers un contrôle des concentrations par l’abus de position dominante ?
Et voilà qu’à cette nouvelle donne instable du droit des concentrations, viennent s’ajouter les conclusions de l’avocate générale Kokott du 13 octobre 2022, qui ne manquent pas de dérouter par leurs perspectives, dans une affaire Towercast / Autorité de la concurrence et Ministère de l’Economie.
La Cour de justice de l’Union européenne a été saisie, par la cour d’appel de Paris, d’une question préjudicielle relative à l’application des règles encadrant l’abus de position dominante (art. 102 TFUE) à une concentration. Dans ce dossier, l’Autorité française de la concurrence avait considéré, avec pragmatisme, que le règlement sur les concentrations avait tracé une ligne de partage, de sorte que l’article 102 n’était plus applicable à une concentration, en l’absence d’un comportement anticoncurrentiel détaché de l’opération de concentration. Les conclusions argumentées de l’avocate générale rappellent notamment la hiérarchie des normes, l’applicabilité directe de l’article 102, la différence de fonctionnement d’un contrôle ex post (art. 102) et d’un contrôle ex ante (règlement concentration) et, l’ancienne mais emblématique décision Continental Can du 21 février 1973 qui avait analysé une concentration sous l’angle de l’abus de position dominante. Bien que rendu avant l’existence du règlement européen sur les concentrations, cet arrêt pourrait garder de l’intérêt, ses enseignements méritant, selon ces conclusions, d’être clarifiés. L’avocate générale semble in fine considérer qu’une opération de concentration, qui n’est pas de dimension européenne, ne franchit pas les seuils nationaux et ne fait pas l’objet d’un renvoi au titre de l’article 22, pourrait néanmoins être examinée sur le terrain de l’article 102 pour vérifier si elle ne constitue pas un abus de position dominante, sans que cela contredise le règlement Concentrations. Cette position, optimiste quant à un usage limité par la Commission en cas d’abus de position dominante d’injonctions structurelles allant jusqu’au démantèlement, serait de nature, si elle était retenue par la Cour, à brouiller l’essence du droit des concentrations construit par le législateur européen. Ce dernier avait plutôt envisagé le règlement Concentrations comme un « instrument juridique spécifique (…) qui permette un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans la Communauté et qui soit le seul applicable à de telles concentrations »
Par Denis Redon, Avocat Associé, CMS Francis Lefebvre
Article paru dans Option Finance du 19/12/2022