Refuser de participer aux séminaires et aux pots de fin de semaine, c’est exercer sa liberté d’expression et d’opinion selon la Cour de cassation
10 février 2023
Un arrêt récent de la chambre sociale de la Cour de cassation apporte une contribution intéressante sur la liberté d’expression du salarié, en particulier sur son domaine d’application et sur l’appréciation de son usage abusif (Cass. Soc., 9 novembre 2022, n° 21-15.208).
Les faits de l’espèce : un salarié licencié, pour partie, en raison de son comportement critique à l’égard de la politique de l’entreprise
Dans cette affaire, un salarié cadre a été engagé à compter du 7 février 2011 par un cabinet de conseil et de formation, en qualité de consultant senior, puis promu directeur à compter de février 2014.
Il a été licencié pour insuffisance professionnelle par lettre notifiée le 11 mars 2015. En sus de ses carences managériales (rigidité, manque d’écoute, ton parfois cassant et démotivant vis-à vis de ses subordonnés, incapacité d’accepter le point de vue des autres), la société a reproché à son salarié son refus d’accepter la politique de l’entreprise et de partage des valeurs «fun and pro» de l’entreprise.
Concrètement, le refus du salarié d’accepter la politique de l’entreprise et de partage des valeurs «fun and pro» de l’entreprise se traduisait, notamment, par son refus de participer aux séminaires et aux pots de fin de semaine, faisant valoir l’alcoolisation excessive de tous les participants et les pratiques liant promiscuité, brimades et incitation à divers excès et dérapages générés par ces évènements.
Estimant que son refus d’accepter la politique de l’entreprise et de partage des valeurs «fun and pro» relève de l’exercice de sa liberté d’expression, le salarié a sollicité la nullité de son licenciement.
La solution de la Cour de cassation : le comportement critique du salarié à l’égard de la politique de l’entreprise relève du domaine d’application de la liberté d’expression et d’opinion
Saisie du litige, la Cour d’appel de Paris avait débouté le salarié de sa demande au titre de la nullité de son licenciement.
En effet, sur la demande de nullité du licenciement, les juges de la Cour d’appel ont estimé que les reproches adressés au salarié dans la lettre de licenciement constituaient des critiques sur son comportement et n’étaient pas des remises en cause de ses opinions personnelles. Partant, ils ont considéré que ces reproches ne constituaient pas une violation de la liberté d’expression du salarié de nature à rendre nul le licenciement prononcé.
Subsidiairement, sur le bien-fondé du licenciement, les juges de la Cour d’appel ont estimé qu’il ne pouvait être reproché au salarié son absence d’intégration de la valeur «fun and pro» au regard des excès constatés, car une telle valeur impliquait la participation aux séminaires et aux pots de fin de semaine qui généraient fréquemment une alcoolisation excessive et des comportements inappropriés. Toutefois, ils ont considéré que les autres faits mentionnés dans la lettre de rupture, en lien avec ses carences managériales, justifiaient son licenciement.
Le salarié s’est alors pourvu en cassation. Il appartenait donc à la Cour de cassation de déterminer si les reproches adressés au salarié concernant son comportement critique et son refus d’intégration des valeurs «fun and pro» constituaient (ou non) une atteinte à la liberté d’expression.
Elle a censuré l’arrêt de la Cour d’appel au visa des articles L.1121-1 du Code du travail (disposant que nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché) et 10, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Après avoir rappelé que, sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression, la Cour de cassation a estimé que le comportement critique du salarié et son refus d’accepter la politique de l’entreprise basée sur le partage de la valeur «fun and pro» incitant à divers excès – sur lesquels étaient, en partie, fondés le licenciement – participent de sa liberté d’expression et d’opinion.
Partant, elle a considéré que, dès lors que les juges du fond n’avaient caractérisé aucun abus du salarié dans l’exercice de cette liberté d’expression et d’opinion, la Cour d’appel aurait dû conclure à la nullité du licenciement.
La Cour de cassation confirme par là-même que le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.
La portée de la solution : éclairages sur le domaine d’application de la liberté d’expression et sur l’appréciation de l’abus dans son exercice
Par principe, le salarié jouit, sauf abus caractérisé, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.
Cette décision apporte tout d’abord un éclairage sur le domaine d’application de la liberté d’expression.
En effet, la liberté d’expression du salarié concerne généralement les propos tenus par le salarié, c’est-à-dire des conversations, des critiques, qu’il pourrait formuler sur l’entreprise.
Or, dans cette affaire, il était question, non pas de critiques écrites et/ou verbales émises par le salarié, mais du «comportement» critique du salarié qui se manifestait, notamment, par son refus de participer aux séminaires et aux pots de fin de semaine organisés par l’entreprise.
Par cette décision, la Cour de cassation précise les contours de la liberté d’expression et d’opinion, en considérant qu’un «comportement critique» d’un salarié qui se manifeste, notamment, par son refus de participer aux séminaires et aux pots de fin de semaine entre dans le champ d’application de la liberté d’expression.
De ce point de vue, l’apport de cette décision n’est pas négligeable, car elle est susceptible d’ouvrir la voie à un élargissement du domaine d’application de la liberté d’expression, en décidant que la liberté d’expression et d’opinion ne concerne pas seulement l’expression écrite ou verbale, mais implique également la liberté de s’abstenir de faire ou de participer à quelque chose.
C’est à notre connaissance la première fois que la Cour de cassation se prononce aussi clairement sur cette question.
Cette décision constitue en outre une illustration du contrôle opéré par les juges sur l’appréciation de l’abus de la liberté d’expression.
En effet, pour caractériser un exercice abusif de la liberté d’expression, les juges recherchent si les propos en cause revêtent un caractère injurieux, diffamatoire ou excessif (Cass. soc., 14 juin 2005 n°02-47.455).
Or, en l’espèce, aucun propos injurieux, diffamatoire ou excessif n’avait été formulé, dans la mesure il était reproché au salarié, non pas des propos, mais son comportement critique.
La liberté d’expression doit s’apprécier également au regard des fonctions occupées par le salarié (ex. : CA Paris 19 juin 2012 n° 10/05030, concernant des attaques personnelles quant à l’intégrité et l’éthique professionnelle du président de la société émises par une directrice de la stratégie, du marketing et du développement d’une société). En l’espèce, le salarié occupait un poste de directeur dudit cabinet de conseil et de formation.
Malgré le fait que le salarié occupait des fonctions élevées dans la hiérarchie, pour retenir l’absence d’abus, la Cour de cassation a relevé que les juges du fond n’avaient caractérisé aucun abus, et a vraisemblablement pris en compte les excès générés par les évènements auxquels ne participait pas le salarié, puisqu’elle a rappelé que les séminaires et pots de fin de semaine généraient fréquemment une alcoolisation excessive et des comportements inappropriés.
De ce point de vue, cette décision rappelle la méthodologie utilisée par les juges pour caractériser l’usage abusif de la liberté d’expression, qui procèdent à un examen approfondi du contenu des propos tenus et du contexte dans lequel ils s’inscrivent.
Thierry Romand, Avocat associé et Hortense Duboys Fresney, Avocat, CMS Francis Lefebvre Avocats
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