Devoir de vigilance : de premières décisions de cour d’appel précisent les conditions de recevabilité de l’action
27 juin 2024
Dans le prolongement de notre précédent article sur l’actualité en France et en Europe concernant le devoir de vigilance (1), il nous semblait intéressant de revenir sur les trois premiers arrêts rendus par la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris, créée spécifiquement pour les contentieux émergents, en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique.
Ces arrêts rendus, le 18 juin 2024 traitent spécifiquement de la recevabilité des actions en injonction (2), question sur laquelle le Tribunal judiciaire de Paris n’avait pas été saisi dans la première affaire sur le fond concernant La Poste (3).
L’article L.225-102-4 du Code de commerce prévoit en effet que lorsqu’une société soumise au devoir de vigilance (4) ne respecte pas ses obligations dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure qui lui en a été faite en ce sens, toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut saisir la juridiction compétente aux fins d’injonction de respecter ses obligations, le cas échéant, sous astreinte.
Dans les trois affaires dont elle a été saisie, la Cour d’appel de Paris s’est prononcée pour la première fois sur les exigences relatives à la procédure de mise en demeure préalable à l’action contentieuse et sur l’intérêt à agir des demandeurs avant de statuer sur le fond des demandes.
La procédure de mise en demeure est un préalable obligatoire à l’action contentieuse
Si la rédaction de l’article L.225-102-4 du Code de commerce ne permettait pas, à notre sens, d’en douter, la cour confirme que la mise en demeure constitue un préalable obligatoire à la saisine du juge et donc une condition de recevabilité de l’action, de sorte que l’assignation ne peut lui être substituée.
En revanche, cette démarche ne constitue pas un préalable à l’ouverture de négociations entre la société et les parties prenantes.
S’agissant du contenu de la mise en demeure, la Cour d’appel de Paris précise qu’elle doit exposer de façon suffisamment claire les manquements invoqués et comporter une interpellation ferme de la société pour qu’elle puisse, le cas échéant, se mettre en conformité dans le délai de trois mois.
A ce titre, la cour a précisé que l’assignation doit viser en substance les mêmes obligations que celles qui sont soulevées dans la mise en demeure, en s’y rattachant avec un lien suffisant.
En revanche, il n’est pas nécessaire que la mise en demeure et l’assignation comprennent les mêmes demandes dès lors qu’une évolution peut être intervenue dans l’intervalle.
Ainsi, la mise en demeure et l’assignation peuvent ne pas viser exactement le même plan de vigilance en termes de dates, dès lors que les versions ultérieures peuvent contenir les mêmes manquements que ceux relevés dans la mise en demeure, ce qu’il appartient au juge du fond de vérifier.
L’intérêt à agir pour former une action en injonction devant le tribunal judiciaire
La cour d’appel a jugé recevable les demandes formées par une personne non-signataire du courrier de mise en demeure.
La cour a en effet admis que « dès lors qu’une mise en demeure a bien été délivrée, toute personne justifiant d’un intérêt à agir est en droit d’agir aux mêmes fins, les dispositions susvisées [l’article L.225-102-4] n’excluant pas que d’autres demandeurs puissent être partie à l’action en injonction » (5).
En revanche, la cour s’est prononcée sur l’intérêt à agir des collectivités territoriales en précisant qu’elles devaient justifier d’un intérêt public local et non global pour agir.
Il est ainsi nécessaire de démontrer une atteinte particulière sur le territoire de la commune concernée.
Les effets néfastes du réchauffement climatique affectant la planète dans sa globalité ne permettent pas en tant que tels de justifier d’un intérêt à agir.
En effet, dans l’une des affaires, l’action avait pour objet d’enjoindre à la société d’inclure dans son plan de vigilance des mesures de nature à identifier les risques liés à l’émission de GES à l’origine du réchauffement climatique et à les réduire au travers d’actions menées au niveau des activités de sa chaîne de valeur en différents endroits de la planète sans qu’il soit affirmé que ces activités s’exerçaient aussi sur le territoire des communes appelantes.
Seule la ville de Paris, identifiée par l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique comme relevant d’un indice d’exposition aux risques climatiques qualifié de très fort et sélectionnée par la Commission européenne pour faire partie du programme « 100 villes climatiquement neutres d’ici 2030 », a valablement justifié d’un intérêt à agir (6).
Enfin, dans une autre affaire, la cour a confirmé l’irrecevabilité de l’action engagée contre une société n’ayant pas qualité pour se défendre dès lors que le plan de vigilance objet du litige avait été établi et mis en œuvre par la société mère, alors seule débitrice du devoir de vigilance (7).
En effet pour rappel, l’article L.225-102-4 du Code de commerce dispose que les filiales qui dépassent les seuils prévus à cet article sont réputées satisfaire aux obligations relatives au devoir de vigilance dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l’article L.233-3 du même code, établit et met en Å“uvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elle contrôle.
Dans les deux autres affaires, la cour a ainsi jugé l’action de certains demandeurs (principalement des associations et des personnes physiques) recevables, de sorte que, sauf pourvoi en cassation, le tribunal judiciaire sera amené à se prononcer sur le fond apportant, on l’espère, de nouvelles précisions sur l’étendue du devoir de vigilance.
Auteurs
Maud Rozenek, Avocate, CMS Francis Lefebvre Avocats
Damien Chatard, Avocat, CMS Francis Lefebvre Avocats
(1) Devoir de vigilance : point sur les dernières évolutions en France et en Europe, Maïté Ollivier et Maud Rozenek, 6 juin 2024, CMS.Law
(2) CA Paris, pôle 5-ch. 12, 18 juin 2024, n°23/14348, 21/22319 et 23/10583
(3) TJ Paris, 5 déc. 2023, n°21-15.827
(4) Les sociétés qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins 5.000 salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger (c. com., art. L.225-102-4).
(5) CA Paris, pôle 5-ch. 12, 18 juin 2024, n°23/14348 précité
(6) CA Paris, pôle 5-ch. 12, 18 juin 2024, n°23/14348 précité
(7) CA Paris, pôle 5-ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/10583 précité
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