Le droit du travail au défi des identités de genre
24 juillet 2024
Le droit du travail, souvent qualifié de droit « vivant », vit au prisme des évolutions de notre société et démontre, au gré de celles-ci, qu’il sait s’adapter aux nouveaux enjeux sociétaux.
Toutefois, la vitesse des évolutions est telle que parfois un sujet d’attention peut en éclipser un autre et rendre délicate la mise en œuvre de mesures pourtant prises au soutien d’une cause « noble ».
Tel est le cas notamment du très actuel sujet des identités de genre qui vient heurter certaines dispositions fixées en matière d’égalité de traitement entre les femmes et les hommes, pourtant déclarée grande cause nationale du quinquennat par le Président de la République.
Plus précisément, la difficulté se pose s’agissant du principe de la parité sur les listes de candidatures syndicales pour les élections des membres de la délégation du personnel au Comité Social et Economique (CSE), également appelée « règle de représentation équilibrée des femmes et des hommes ».
Pour mémoire, cette règle impose aux organisations syndicales de constituer des listes qui respectent une représentation équilibrée des femmes et des hommes.
En application de ce principe, les listes de candidats présentées par les syndicats intéressés doivent comporter alternativement des candidats des deux sexes à proportion de la part de femmes et d’hommes dans le collège électoral concerné (article L.2314-30 du Code du travail).
A cet égard, le protocole préélectoral doit mentionner la proportion de femmes et d’hommes composant chaque collège électoral (article L.2314-13 du Code du travail).
En pratique, pour parvenir à établir la proportion de femmes et d’hommes dans les collèges électoraux, puis pour permettre de vérifier la répartition équilibrée des candidats sur les listes de candidatures, les employeurs – chargés d’établir les listes électorales – font très souvent référence au sexe sur ces dernières. Ainsi, la mention « Homme » / « Femme » figure fréquemment sur les listes à côté du nom du salarié et des autres mentions requises sur ce document.
Sur ce point, il est utile de rappeler que les mentions devant figurer dans les listes électorales ne sont pas définies par les textes. La jurisprudence a donc été amenée à se prononcer sur cette question en précisant que les seules mentions obligatoires sont l’âge, l’appartenance à l’entreprise et l’ancienneté dans celle-ci, qui déterminent la qualité d’électeur et permettent par conséquent de contrôler la régularité des opérations électorales.
L’indication du sexe du salarié n’est pas, à ce jour, une mention obligatoire des listes électorales.
Toutefois, l’article L.2314-30 du Code du travail est rédigé ainsi qu’il suit : « Pour chaque collège électoral, les listes mentionnées à l’article L.2314-29 qui comportent plusieurs candidats sont composées d’un nombre de femmes et d’hommes correspondant à la part de femmes et d’hommes inscrits sur la liste électorale. Les listes sont composées alternativement d’un candidat de chaque sexe jusqu’à épuisement des candidats d’un des sexes ».
Pour certains, cette rédaction signifie qu’il est nécessaire de faire apparaitre la mention du sexe sur les listes électorales afin de pouvoir contrôler la règle de parité des listes puisque seule cette information permettra à toute personne intéressée d’en vérifier l’application.
En cas de contentieux, il pourrait en effet être invoqué – comme cela a déjà été fait concernant la mention de l’âge (1) – que cette information était nécessaire au contrôle de la régularité des opérations électorales et, plus précisément au cas particulier, pour vérifier l’application de la règle de parité des candidatures syndicales.
La diffusion de l’information du sexe peut toutefois apparaitre délicate dans un contexte normatif national et européen relativement récent visant à préserver la vie personnelle des salariés, à assurer la protection des libertés individuelles et celles des données personnelles.
Pour certains salariés, en particulier les personnes transgenres, il peut être en outre extrêmement difficile de voir révéler, par voie d’affichage, leur sexe biologique à leurs collègues de travail et à toute personne intervenant dans les locaux de l’entreprise.
Face à ce constat, certains employeurs refusent catégoriquement de faire apparaitre sur les listes électorales la mention du sexe des salariés (et même pour certains le prénom légal, préférant faire référence au prénom d’usage), ce qui laisse supposer que certaines organisations syndicales pourraient être amenées à contester l’absence de cette mention en invoquant pour elles l’impossibilité de vérifier la régularité des listes syndicales.
Lorsqu’ils seront saisis de cette question, les juges devront donc se livrer à un jeu d’équilibriste afin, en quelque sorte, de déterminer « quel droit prévaut » entre celui de la protection des droits des personnes transgenres, des données personnelles, ou celui relatif à l’égalité de traitement au regard des règles portant sur la parité des listes de candidats.
Au-delà de ces considérations juridiques, nous pouvons souligner que sur le plan pratique, il n’est pas toujours aisé pour l’employeur, dans certaines situations, de savoir quel sexe prendre en considération pour calculer la part d’hommes et de femmes dans chaque collège électoral (notamment en cas de changement de sexe ou de transition en cours de certains salariés).
A notre sens, à défaut de précision normative ou jurisprudentielle sur ce point, il convient de retenir le sexe mentionné sur l’état civil du salarié ou de tenir compte du premier chiffre de son numéro de sécurité sociale (NIR) qui correspond au genre (1 pour le genre masculin, 2 pour le genre féminin), et ce quand bien même le numéro de sécurité sociale est une donnée personnelle sensible au regard de la réglementation « RGPD ».
En effet, dans le cadre d’un changement de la mention de sexe et du prénom, le NIR est mis à jour par l’INSEE dans les deux mois suivant le jugement, à la demande de l’intéressé qui doit se rapprocher de sa Caisse d’assurance maladie pour ce faire.
Cette question de la prise en compte du genre ne se rencontre pas uniquement dans le cadre de l’organisation des élections professionnelles. En effet, ce sujet est devenu une préoccupation grandissante pour les acteurs RH.
De nouveaux sujets surgissent (comme par exemple, sur des aspects très pratiques, la possibilité de prévoir des toilettes non genrées dans l’entreprise ou de faire apparaitre les pronoms «il/lui», «elle/elle» «iel» sur les signatures des courriels professionnels des salariés dans la grande tendance de la pratique des pays anglo-saxons avec l’utilisation des pronoms «she/her», «he/him», «they/them»).
De nouvelles règles en la matière seront certainement fixées par la jurisprudence et/ou le législateur pour répondre aux enjeux de conciliation des préoccupations opérationnelles des entreprises et des évolutions sociétales, participant ainsi une fois encore à la construction d’un droit social « vivant ».
(1) Cour de cassation, chambre sociale, 20 mars 2002, n° 1095 FS-PBR
AUTEURS
Christophe GIRARD, Avocat associé, CMS Francis Lefebvre LyonÂ
Charlotte RASCLE, Avocate Counsel, CMS Francis Lefebvre Lyon
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