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Pas de co-emploi sans immixtion dans la gestion économique et sociale de la société : illustration en présence d’une société d’exploitation

Pas de co-emploi sans immixtion dans la gestion économique et sociale de la société : illustration en présence d’une société d’exploitation

La Cour de cassation réaffirme son contrôle strict des relations entre sociétés et retient qu’une société ne peut être qualifiée de « coemployeur », à l’égard du personnel employé par une autre société, que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre elles et de l’état de domination économique que peut engendrer leur relation commerciale, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière (1).

 

1. Le co-emploi : une immixtion qui doit dépasser les rapports de domination économique inhérents à un groupe de sociétés

 

Construction purement jurisprudentielle, dans sa conception économique, le co-emploi n’avait initialement vocation à être reconnu qu’entre des sociétés appartenant à un même groupe, dès lors qu’il trouvait son origine dans l’abus de personnalité morale (2).

 

Le co-emploi est la situation dans laquelle une société-mère abuse de la domination capitalistique qu’elle détient sur une de ses filiales pour s’immiscer dans la gestion sociale de cette dernière en se substituant à l’employeur.

 

La Cour de cassation juge ainsi de façon constante que, hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être considérée comme un coemployeur, à l’égard du personnel employé par une autre, que s’il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière (3).

 

Dans son mensuel du droit du travail de juillet 2014, la Cour insistait sur l’importance de ce critère d’immixtion dans la gestion économique et sociale de la filiale par la société mère : « Seule est susceptible d’être reprochée à une société mère son immixtion globale et permanente dans le fonctionnement de sa filiale, qui doit prendre à la fois une dimension économique et une dimension sociale. (…) Il n’y a immixtion sociale qu’à condition que la direction du personnel et la gestion des ressources humaines soient prises en main par la société mère qui ne permet plus à la filiale de se comporter comme le véritable employeur à l’égard de ses salariés. La situation de coemploi devrait donc rester exceptionnelle » (4).

 

En ce sens, il a été retenu qu’était insuffisant à caractériser une situation de co-emploi, le fait que les dirigeants de la filiale proviennent du groupe (5), que la société mère ait conservé un pouvoir de direction sur l’un de ses cadres dirigeants, placé à la tête de la filiale (6) ou le fait que les dirigeants de la filiale « agissent en étroite collaboration avec la société-mère » (7).

 

De même, il importe peu, en soi, que « la politique du groupe déterminée par la société-mère ait une incidence sur l’activité économique et sociale de sa filiale » ou que la société-mère, dans le cadre de la politique du groupe, « se soit engagée à garantir l’exécution des obligations de sa filiale liées à la fermeture du site et à la suppression des emplois »(8).

 

Plus encore, la Cour de cassation retient que le fait que la société-mère « ait renoncé à son concours financier destiné à éviter une liquidation judiciaire de la filiale, tout en s’impliquant dans les recherches de reclassement des salariés au sein du groupe, ne pouvait suffire à caractériser une situation de co-emploi » (9).

 

En 2020, elle précisait que l’immixtion devait être « anormale », dépasser le fonctionnement régulier d’un groupe de sociétés et se traduire par une perte totale d’autonomie de la filiale : « Il y a lieu de juger, en application de l’article L.1221-1 du code du travail précité, que, hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière » (10).

 

2. Le co-emploi : une immixtion qui doit dépasser les rapports de domination économique inhérent à une relation commerciale

 

Dans l’affaire ayant conduit à l’arrêt du 9 octobre 2024, la question du co-emploi était soulevée en dehors d’une configuration de groupes de sociétés. La demande était formée par les salariés de deux sociétés de courtiers-mandataires liées à une société commerciale, la Française des jeux, en vue de la distribution des produits de cette dernière.

 

Après que le Conseil de prud’hommes a reconnu l’existence d’une relation de travail directe entre les salariés et la Française des Jeux, les sociétés condamnées ont fait appel de cette décision. Principalement, la Française des Jeux soutient qu’elle n’a pas été l’employeur des salariés.

 

La Cour d’appel infirme le jugement de premier degré et retient qu’il ne résulte pas des pièces produites par les salariés (i) la caractérisation d’un lien de subordination à l’égard de La Française des Jeux et (ii) que la domination d’une société sur une autre est admise sans pour autant caractériser le co-emploi, dès lors qu’elle n’aboutit pas à une immixtion permanente de la première sur la gestion économique de la seconde.

 

Les salariés forment alors un pourvoi en cassation. Ils font valoir  un certain nombre d’éléments concrets de la relation commerciale pour soutenir l’existence d’une situation de co-emploi : ils exerçaient leur activité avec des moyens matériels exclusivement fournis par La Française des Jeux, qui fixait les priorités commerciales, déterminait les plannings d’activité des intermédiaires, fixait des objectifs dont elle contrôlait la réalisation chaque semaine, intervenait pour leur imposer une marche à suivre auprès de chaque détaillant et assurait leur formation.

 

La Cour de cassation confirme le jugement des juges du fond. Elle énonce que « hors l’existence d’un lien de subordination, une société ne peut être qualifiée de co-employeur, à l’égard du personnel employé par une autre société, que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre elles et l’état de domination économique que peuvent engendrer leur relation commerciale, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière. »

 

La Cour de cassation transpose ici sa position dégagée dans la configuration d’un groupe de sociétés à la situation de sociétés liées par un contrat commercial (en l’occurrence un contrat d’exploitation). Elle considère que le co-emploi suppose une immixtion anormale dans les relations commerciales entre deux sociétés et dans la gestion sociale.

 

Le fait que des salariés de la société liée par un contrat d’exploitation à la Française des jeux doivent se plier à des impératifs dictés par cette dernière dans le cadre de la mise en œuvre de la politique commerciale organisée par le contrat d’exploitation ne constitue en rien une confusion de direction. Il est « normal » que de telles directives existent et que La Française des Jeux impose des process et les contrôle, dès lors qu’il s’agit pour les sociétés intermédiaires d’assurer la distribution des produits de La Française des Jeux.

 

La Cour retient également l’absence de participation de La Française des Jeux en matière de gestion sociale (politique de recrutement, gestion des départs, définition des salaires, primes ou commissions, de régimes sociaux, et d’évolution de carrière) au sein des sociétés liées à elle par le contrat d’exploitation.

 

Une grande vigilance s’impose donc pour les entreprises liées par des liens commerciaux, y compris lorsqu’elles n’appartiennent pas à un même groupe. La société d’exécution doit conserver toute son autonomie d’action notamment en matière de gestion sociale, sans qu’aucune contrainte ne puisse lui être imposée dans ce cadre. En revanche, la domination économique, de l’une sur l’autre, est insuffisante à caractériser un co-emploi.

 

AUTEUR

Damien Chatard, Avocat, Docteur en droit, CMS Francis Lefebvre Avocats

 

(1) Cass. soc., 9 oct. 2024, n°23-10.488, Publié au bulletin.
(2) D. Chatard, « Réflexions sur le jeu croisé des pouvoirs et des responsabilités dans les groupes de sociétés – Essai en droit du travail », Lexis Nexis, Planète sociale, 2013.
(3) Cass. soc., 2 juill. 2014, n°13-15.209 et s., ; Cass. soc., 6 juill. 2016, n°14-27.266 et s. ; Cass. soc., 6 juill. 2016, n°14-26.541, Bull. 2016, V, n°145.
(4) Site de la Cour, mensuel du droit du travail n°56, juillet 2014, p. 4.
(5) Cass. soc., 2 juill. 2014, n°13-15.208.
(6) Cass. soc., 25 septembre 2013, n°12-14.353.
(7) Cass. soc., 6 juill. 2016, n°14-26.541.
(8) Cass. soc., 6 juill. 2016, n°14-27.266.
(9) Cass. soc., 17 mai 2017, n°15-27.766.
(10) Cass. soc., 25 nov. 2020, nº18-13.769.

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