Télétravail à l’étranger et possible caractérisation d’une faute grave
2 décembre 2024
Alors que certaines entreprises reviennent sur les politiques de télétravail mises en place, parfois dans la précipitation, au moment de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, pour imposer plus de présentiel, le régime juridique du télétravail est, quant à lui, encore en pleine construction.
L’expansion forcée du télétravail au moment de la crise sanitaire et les lacunes de la règlementation en la matière conduisent en effet les praticiens à devoir se pencher de près sur la jurisprudence et ses évolutions.
En ce sens, le jugement du 1er août 2024 rendu par le conseil de prud’hommes de Paris (RG n°21/06451) constitue une illustration des circonstances dans lesquelles un salarié peut valablement être licencié pour faute grave en raison de l’exercice de ses fonctions en télétravail depuis l’étranger.
Les faits à l’origine de la caractérisation de la faute grave
A l’issue de ses congés payés d’été 2020, une salariée, dont le contrat ne prévoyait pas la possibilité d’un télétravail, s’étant retrouvée bloquée au Canada en raison de l’annulation de son vol retour avait demandé à son employeur de pouvoir télétravailler jusqu’à ce qu’elle puisse rentrer en France, ce que l’entreprise a accepté.
Quelques semaines plus tard, la salariée, souhaitant finalement s’installer définitivement au Canada, a sollicité une rupture conventionnelle de son contrat. Face au refus de son employeur, elle lui a alors fait part de son intention de démissionner et de quitter la société à la fin de l’année tout en lui demandant de pouvoir télétravailler dans l’attente de son départ effectif.
L’entreprise a accepté cette demande à titre provisoire et pour une période strictement définie. Puis, faisant valoir des difficultés financières, la salariée est revenue sur son projet de démission et a finalement demandé à pouvoir poursuivre son activité en télétravail depuis le Canada, demande qui a été refusée par la société.
Dans le même temps, compte tenu du contexte sanitaire et des confinements successifs, la société a dû mettre en place une politique de télétravail total imposé à l’ensemble des salariés en leur permettant de télétravailler depuis l’étranger à condition, d’une part, d’en être informée, et, d’autre part, que le lieu de télétravail des salariés soit situé dans le même fuseau horaire que Paris ou avec une différence de plus ou moins 2 heures au maximum.
En février 2021, la société a annoncé le retour progressif en présentiel à la fin du mois et a demandé aux salariés encore présents à l’étranger de communiquer leur résidence provisoire à l’étranger. La salariée, dissimulant sa situation à l’employeur, n’a pas répondu pas à cette injonction.
En mars 2021, interrogée par son supérieur hiérarchique qui constatait une baisse de son activité en matinée, la salariée l’informa alors qu’elle se trouvait en réalité au Canada pour des raisons personnelles et lui demanda de travailler en horaires décalés depuis le Canada. La société a refusé cette demande et lui a demandé de se présenter sur son lieu de travail dans un délai de 10 jours.
La salariée ne s’étant pas présentée sur son lieu de travail dans le délai imparti, elle a été licenciée pour faute grave, caractérisée par :
-
- un défaut d’accord préalable de l’employeur pour télétravailler depuis l’étranger ;
-
- une attitude déloyale liée à la dissimulation du télétravail à l’étranger par la salariée ;
-
- l’absence de reprise de son poste par la salariée malgré une mise en demeure préalable de cesser son télétravail depuis l’étranger ;
-
- le fait pour la salariée d’avoir prétendu être rentrée en France ;
-
- l’importance des risques juridiques et fiscaux créés par cette situation pour l’entreprise.
La validité et le bien-fondé du licenciement pour faute grave
Le conseil de prud’hommes de Paris saisi d’une requête introduite par la salariée, a considéré que le licenciement était en l’espèce :
⇒ valide : en effet, la salariée faisait état d’un motif de nullité tiré d’une prétendue discrimination liée à son lieu de résidence qui n’a pas été retenu par le conseil de prud’hommes, la salariée ne justifiant pas avoir été traitée de manière différente en raison de son lieu de résidence ; et
⇒ bien-fondé : selon le conseil de prud’hommes, l’activité non autorisée de la salariée sur le territoire canadien justifiait un licenciement pour faute grave en ce qu’il constituait une violation de ses obligations résultant du contrat de travail d’une importance telle qu’elle rendait impossible le maintien de la salariée dans l’entreprise, y compris pendant la période de préavis, étant précisé que la gravité de la faute est appréciée notamment à la lumière des risques encourus par l’employeur.
La prise en compte des risques encourus par l’employeur dans une situation de télétravail à l’étranger
L’originalité de la décision commentée résulte du fait que la gravité de la faute de la salariée a été appréciée en tenant compte des risques encourus par l’employeur du fait de la situation.
La décision évoque explicitement les risques liés à :
-
- la violation du règlement général sur la protection des données (RGPD) qui impose aux entreprises des obligations particulières en matière de transfert de données en dehors de l’Union européenne ;
-
- l’absence d’autorisation de travail sur le territoire étranger concerné, qui soulève des questions en droit de l’immigration ;
-
- la situation fiscale de l’entreprise, celle-ci risquant notamment la reconnaissance d’un établissement stable à l’étranger, pouvant entraîner une imposition locale des bénéfices qui y sont réalisés.
Mais la situation est susceptible d’emporter d’autres conséquences non évoquées dans la décision commentée (probablement du fait de la relativement courte période au cours de laquelle le télétravail s’est effectivement exercé au Canada en l’espèce) notamment :
-
- en matière de sécurité sociale: en principe le salarié doit être affilié au régime de sécurité sociale du pays dans lequel ou depuis lequel il exerce son activité (sauf exceptions strictement encadrées et sauf convention bilatérale prévoyant des règles d’affiliation différentes). Le déménagement silencieux d’un salarié en télétravail dans un autre pays pourrait ainsi conduire un employeur, qui n’aurait pas connaissance de la situation personnelle de son salarié, à violer ces règles et à être redressé par l’administration du pays dans lequel le salarié est parti s’installer à son insu. Au-delà de la lourdeur administrative de l’éventuelle procédure de régularisation, le coût financier pour l’employeur peut être important en de telles circonstances ;
-
- en matière de loi applicable: si les parties à un contrat de travail sont en principe libres de choisir la loi applicable à ce contrat, un tel choix ne peut avoir pour effet, selon les termes du Règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles dit « Rome I », de priver le salarié des « dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord » aussi appelées « dispositions impératives » de la loi qui aurait été applicable à défaut de choix (outre l’application des lois de police). Ces dispositions impératives sont définies par chaque loi nationale. Un salarié qui s’installerait à l’étranger de manière durable, de sorte qu’à défaut de choix de la loi applicable, celle de son pays de résidence depuis lequel il effectue ses missions en télétravail serait applicable imposerait donc à son employeur de respecter les dispositions impératives locales (et ce, alors même qu’en choisissant la loi applicable au contrat, l’employeur avait justement voulu se prémunir de tout aléa sur ce terrain).
Les employeurs doivent donc faire preuve de vigilance à l’égard du lieu de résidence de leurs salariés en télétravail, les risques étant d’autant plus importants que la situation s’installe durablement.
Une décision qui participe à la construction du régime juridique du télétravail
Les textes en matière de télétravail étant succincts, c’est aux entreprises et aux juridictions que revient la mission de bâtir le régime juridique du télétravail.
En ce sens, la décision du conseil de prud’hommes de Paris ne peut qu’inciter les employeurs à définir clairement les contours de leur politique de télétravail dans un accord ou dans une charte afin de pouvoir sanctionner les éventuels abus, notamment s’agissant de la fixation du lieu à partir duquel le télétravail peut s’exercer (étant rappelé que la notion est à manier avec une grande prudence du fait de la liberté de choix du domicile qui découle du droit à la vie privée du salarié).
Par ailleurs, les arrêts sur ce sujet sont de plus nombreux et nourrissent des réflexions riches, par exemple sur l’articulation des notions d’accident du travail et de télétravail (Cour d’appel d’Amiens, 2 septembre 2024, n° 23/00964) ou encore sur les problématiques d’égalité de traitement à l’égard des télétravailleurs (Tribunal Judiciaire de Nanterre, Pôle social, 27 juillet 2024, n° 23/04051).
Les décisions de la Cour de cassation étant toutefois encore rares du fait du caractère nouveau du contentieux en la matière, la construction du régime juridique du télétravail, en particulier en cas de télétravail à l’étranger, ne fait sans doute que commencer.
AUTEURS
Caroline FROGER-MICHON, Avocate associée, CMS Francis Lefebvre Avocats
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