La modification de la rémunération par l’employeur autorise-t-elle encore la résiliation judiciaire ou la prise d’acte ?
13 janvier 2015
Pendant plusieurs années, la Cour de cassation a jugé que l’employeur n’était pas fondé à modifier unilatéralement la rémunération des salariés sans leur accord exprès. Les arrêts rendus le 12 mars 2014, puis le 12 juin 2014, semblent porter un coup sérieux à ce principe.
Aux termes de trois arrêts qu’elle a rendus le 12 mars 2014 (n°12-21372 ; 12-23634 et 12-35040) la Cour de cassation a posé une exigence supplémentaire aux règles préalablement existantes, s’agissant de la prise d’acte intervenant à l’initiative du salarié ou de la résiliation judiciaire du contrat de travail introduite par celui-ci. Dorénavant, ces deux modes de rupture du contrat de travail ne peuvent prospérer qu’autant que l’employeur ait manqué gravement à ses obligations et que ces manquements rendent impossible la poursuite du contrat de travail.
En considération de cette nouvelle règle, la Haute Cour et certains juges du fond ont admis, dans certains cas, que l’employeur était en droit de modifier unilatéralement la rémunération d’un salarié sans son consentement.
1. Les trois arrêts du 12 mars 2014
La Cour de cassation a régulièrement estimé – de manière assez implacable – que l’employeur n’était pas en droit de modifier unilatéralement le contrat de travail d’un salarié, sans le consentement exprès de celui-ci. Si tel était le cas, le salarié était fondé à solliciter du conseil de prud’hommes qu’il prononce la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de l’employeur, ou de prendre acte de la rupture de son contrat de travail puis de faire requalifier cette prise d’acte en un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Elle a parallèlement posé pour principe que la résiliation judiciaire du contrat de travail (cela valait également pour la prise d’acte) ne pouvait être prononcée aux torts et griefs de l’employeur qu’à la seule condition que l’employeur ait manqué gravement à ses obligations (en ce sens notamment Cass. soc., 5 octobre 2011, n°10-19650).
Plus récemment, la Haute Cour a posé une exigence supplémentaire. Aux termes, en effet, des trois décisions précitées du 26 mars 2014 (concernant pour deux d’entre elles la résiliation judiciaire et pour la troisième la prise d’acte), elle a jugé que ces deux modes de rupture du contrat de travail ne pouvaient prospérer favorablement qu’à la condition que les manquements de l’employeur rendent impossible la poursuite du contrat de travail.
En d’autres termes, la situation contractuelle doit être altérée à un point tel qu’il n’est plus possible pour le salarié de continuer à exercer ses fonctions.
Si l’on applique cette nouvelle exigence au cas particulier d’une modification unilatérale de la rémunération par l’employeur, on peut penser que la résiliation judiciaire du contrat de travail serait possible (ou la prise d’acte envisageable) lorsque, par exemple, le salarié s’est vu retirer une partie significative de son salaire ou lorsque le mode de rémunération défini par l’employeur est plus généralement de nature à bouleverser de manière radicale l’économie générale du contrat de travail.
A l’inverse, si les sommes en jeu sont faibles ou si le salarié s’est accommodé de la situation au fil du temps, l’issue de la demande de résiliation judicaire du contrat de travail ou de la requalification de la prise d’acte en un licenciement sans cause réelle et sérieuse sera plus aléatoire.
2. Quelques illustrations jurisprudentielles du principe défini par les arrêts du 12 mars 2014
a/ Aux termes d’un arrêt en date du 12 juin 2014 (n°12-29063) la Cour de cassation a jugé que la baisse du taux de commissionnement à l’initiative de l’employeur, accompagnée d’une diminution de l’avance mensuelle sur commission garantie, ne constituaient pas un manquement grave de celui-ci à ses obligations empêchant la poursuite du contrat de travail.
A l’appui du pourvoi qu’il a formé à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel ayant refusé d’accéder à sa demande de résiliation judiciaire du contrat de travail, le conseil du salarié avait pourtant soutenu, notamment :
- que la résiliation du contrat de travail aux torts de l’employeur doit-être prononcée lorsque sont retenus à sa charge un ou plusieurs manquements suffisamment graves pour la justifier, et qu’en subordonnant le bien-fondé de la demande de résiliation judiciaire du salarié à la démonstration d’un manquement rendant impossible la poursuite de la relation contractuelle, la Cour d’appel a ajouté à la loi (article 1184 du Code civil) une condition qu’elle ne prévoit pas;
- que le défaut de paiement d’un élément de rémunération peut être utilement invoqué à l’appui d’une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail, quand bien même le salarié ne demande pas le rappel de salaire correspondant ;
- que le mode de rémunération contractuel d’un salarié constitue un élément du contrat de travail qui ne peut être modifié sans son accord, de telle sorte qu’en considérant que la baisse du montant de l’avance sur commission versée mensuellement au salarié ne constituait pas une modification du contrat de travail, la Cour d’appel a violé les articles 1134 du Code civil et L 1221-1 du Code du travail ;
- que la modification unilatérale par l’employeur du mode de rémunération du salarié justifie, à elle seule, le prononcé de la résiliation judiciaire du contrat de travail à ses torts et qu’en déboutant le salarié de sa demande de résiliation judiciaire après avoir relevé que l’employeur avait, à compter du 1er novembre 2005, unilatéralement baissé son taux de commission sur la vente de photocopieurs, la Cour d’appel a violé les articles 1134 et 1184 du Code civil.
Ces arguments n’ont pas prospéré. La Cour de cassation a estimé en effet que la Cour d’appel, qui a constaté que la créance de salaire résultant de la modification unilatérale du contrat de travail représentait une faible partie de la rémunération, a pu décider que ce manquement de l’employeur n’empêchait pas la poursuite du contrat de travail.
b/ Dans un second arrêt en date du 12 juin 2014 (n°13-11448), la Haute Cour a estimé que l’application par l’employeur d’un avenant contractuel portant modification de la rémunération du salarié, refusé par ce dernier, ne constituait pas un manquement grave de celui-ci empêchant la poursuite du contrat de travail, dès lors que cette modification n’avait pas exercé d’influence défavorable sur le montant de la rémunération perçue par le salarié pendant plusieurs années.
Dans ce dossier, après avoir calculé la part variable de la rémunération du salarié par référence à une disposition du contrat de travail et de la grille relative aux commissions constituant une annexe à ce contrat, l’employeur a présenté au salarié un avenant audit contrat pour «officialiser les nouvelles conditions de rémunération effectives rétroactivement à compter du 1er janvier 2008». Le salarié n’a pas signé l’avenant et a soutenu qu’il ne pouvait être considéré comme l’ayant implicitement accepté quant aux conditions modifiées du calcul de sa rémunération. Cependant, dans les faits, malgré l’application de taux de commissionnement fréquemment moins avantageux, le montant cumulé des éléments variables de rémunération calculés chaque mois et des primes allouées, a permis au salarié de réaliser des gains supérieurs au montant qui serait résulté de la simple application de la grille de commissionnements dont il avait bénéficié en application de son contrat de travail.
Selon l’employeur, ces manquements aux règles contractuelles de principe, qui n’ont pas été préjudiciables au salarié, ne pouvaient être considérés comme suffisamment graves pour justifier la résiliation judiciaire du contrat de travail ce d’autant, selon lui, que la modification envisagée par l’avenant litigieux au périmètre du secteur d’activité défini par son contrat de travail n’avait pas été mise en oeuvre globalement et que le salarié n’a pu faire état des incidences précises du retrait de plusieurs clients de son fichier de clientèle.
La Cour d’appel, saisie du litige, a refusé de prononcer la résiliation judiciaire du contrat de travail.
A l’appui de son pourvoi, le salarié a soutenu que le mode de rémunération contractuel constitue un élément du contrat de travail qui ne pouvait être modifié sans son accord, peu important que le nouveau mode soit plus avantageux. De telle sorte qu’en statuant comme elle l’a fait, motif pris que les manquements aux règles contractuelles de principe ne lui avaient pas été préjudiciables, alors qu’elle avait constaté que l’employeur avait, sans recueillir son accord, modifié sa rémunération contractuelle, ce dont elle devait déduire que la demande en résiliation judiciaire était fondée, la Cour d’appel a violé les articles 1134 et 1184 du Code civil.
Cette argumentation n’a pas prospéré devant la Cour de cassation.
c/ Dans une autre illustration, la cour d’appel de Rennes, aux termes d’un arrêt qu’elle a rendu le 7 novembre 2014 (RG n°12/08767), a certes fait droit aux demandes de rappel de salaires formulées par un salarié (il s’agissait d’une part de primes d’horaires décalés pour un montant de 13.975,50 euros bruts et d’autre part de primes de restauration pour un montant de 2.214,30 euros bruts) dont il a été privé par l’employeur pendant plusieurs mois. Elle a revanche débouté celui-ci de sa demande tendant à la résiliation judicaire de son contrat de travail (le salarié soutenait qu’elle était fondée du fait des éléments de salaire précités dont il a été privé unilatéralement par son employeur).
Le salarié a soutenu devant la Cour d’appel que les agissements de l’employeur constituaient des manquements suffisamment graves à ses obligations dès lors qu’il a observé une modification de la structure de sa rémunération sans y avoir consenti. De telle sorte que la résiliation judiciaire de son contrat de travail ne pouvait qu’être prononcée.
La cour d’appel de Rennes n’a pas suivi l’analyse proposée par le salarié. Elle a estimé de son côté que «s’il est établi que l’employeur a modifié la structure de la rémunération du salarié sans son accord, ces manquements pris dans leur ensemble ne sont pas suffisamment graves pour justifier le prononcé de la résiliation judiciaire du contrat de travail et en tout état de cause les manquements reprochés n’empêchaient pas la poursuite du contrat de travail».
On le voit, le salarié n’a plus l’assurance d’obtenir, comme précédemment, la résiliation judiciaire de son contrat de travail ou la requalification de sa prise d’acte en un licenciement sans cause réelle et sérieuse lorsqu’il se voit imposer une modification de sa rémunération par son employeur. Il lui appartient, successivement, en pareil cas :
- en premier lieu de démontrer l’existence ou non de manquements de son employeur à ses obligations (contractuelles, légales, conventionnelles) ;
- en second lieu, de déterminer qu’il s’agit de manquement(s) grave(s) de l’employeur à ses obligations (et non une simple erreur ou une difficulté liée à l’interprétation de telle ou telle clause contractuelle ou conventionnelle par exemple) ;
- enfin, de caractériser, à l’aide d’éléments concrets, le fait que ce(s) manquement(s) grave(s) exclue(ent) la poursuite du contrat de travail.
Parallèlement, la jurisprudence évoquée ci-avant ne doit pas conduire les employeurs à imaginer qu’ils sont en droit de modifier unilatéralement et «à tout va» la rémunération de leurs collaborateurs. Tout doit être question de mesure, de proportion … et de bonne foi.
Auteur
Rodolphe Olivier, avocat associé en droit social.
Article paru dans Les Echos Business le 12 janvier 2015
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