Imputation des pertes étrangères : le glas n’a pas sonné !
Par un arrêt rendu le 3 février 2015 (affaire C-172/13), la Cour de Justice de l’Union européenne a réaffirmé la possibilité pour une société résidente d’un Etat membre de prendre en compte les pertes réalisées par une filiale résidente d’un autre Etat membre lorsque ces pertes sont devenues définitives, possibilité qu’elle avait initialement formulée en 2005 dans l’arrêt Marks & Spencer. Elle en a également précisé la portée.
1. Réaffirmation de l’exception Marks & Spencer
Dans l’arrêt Marks & Spencer du 13 décembre 2005 (C-446/03), la Cour s’était prononcé sur le régime de dégrèvement de groupe britannique («group relief») qui permet aux sociétés d’un groupe de procéder entre elles à une compensation de leurs bénéfices et de leurs pertes. Les filiales notamment allemande et belge de la société britannique Marks & Spencer avaient réalisé des pertes significatives. A la suite de leur liquidation, la société Marks & Spencer avait demandé à l’administration britannique l’imputation des déficits de ses filiales. Cette imputation lui avait été refusée au motif que le dispositif du «group relief» permettait la prise en compte des pertes subies par des filiales résidentes mais qu’il ne permettait pas de prendre en compte les pertes des filiales non résidentes.
Dans cette affaire, la Cour avait considéré que :
- la liberté d’établissement garantie par le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas à une législation d’un Etat membre excluant de manière générale la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre Etat membre par une filiale établie dans cet autre Etat membre, alors qu’elle accorde cette possibilité pour les pertes subies par une filiale résidente détenues dans des conditions identiques ;
- mais qu’il était contraire à la liberté d’établissement d’exclure une telle possibilité pour la société mère résidente dans une situation dans laquelle, d’une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son Etat de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné et des exercices antérieurs, et où, d’autre part, il n’existe pas de possibilité que ces pertes puissent être prises en compte dans son Etat de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci (solution dite «exception Marks & Spencer»).
A la suite de cet arrêt, le régime du «group relief» a été modifié afin de permettre, sous certaines conditions, l’utilisation au Royaume-Uni des pertes réalisées à l’étranger par des filiales non-résidentes. Le régime actuel requiert désormais que la société non-résidente ait épuisé les possibilités de prise en compte des pertes au cours de l’exercice fiscal durant lequel elles sont nées et des exercices fiscaux antérieurs et qu’il n’existe aucune possibilité de prise en compte de ces pertes au cours d’exercices futurs. Cette dernière possibilité doit selon le texte être déterminée par référence à la situation telle qu’elle se présente immédiatement après la fin de l’exercice fiscal au cours duquel les pertes ont été subies.
La Commission européenne considérant que cette référence reposait sur une interprétation particulièrement restrictive du critère de l’épuisement des possibilités de prise en compte des pertes de la filiale non-résidente dans son Etat de résidence, elle a introduit un recours en manquement contre le Royaume-Uni devant la Cour.
C’est l’examen de ce recours qui a donné l’occasion à la Cour de réaffirmer, dans son arrêt rendu le 3 février 2015, la possibilité pour une société résidente d’un Etat membre de prendre en compte les pertes réalisées par une filiale résidente d’un autre Etat membre lorsque ces pertes sont devenues définitives, alors que l’avocat général lui proposait purement et simplement d’abandonner l’exception Marks & Spencer. Dans ses conclusions présentées le 23 octobre 2014, l’avocat général s’appuyait notamment sur la jurisprudence postérieure de la Cour, qui tendrait à délimiter nettement les souverainetés fiscales des Etats membres (par exemple, l’arrêt X Holding BV C-337/08 rendu le 25 février 2010 dans lequel la Cour a permis aux Pays-Bas d’exclure intégralement et sans exception des filiales non-résidentes d’un régime d’imposition de groupe comportant notamment la prise en compte des pertes d’une filiale). L’avocat général insistait également sur les difficultés pratiques quant à la vérification du caractère définitif des pertes dans l’Etat de résidence de la filiale. Ses arguments n’ont néanmoins pas convaincu la Cour, qui a maintenu l’exception Mars & Spencer.
2. Clarification de la portée de l’exception Marks & Spencer
La présente affaire a également permis à la Cour de qualifier la portée qu’elle entend donner à l’exception Marks & Spencer ainsi maintenue.
La Commission soutenait que le régime du «group relief» modifié ne satisfaisait pas aux exigences de l’arrêt Marks & Spencer car l’appréciation du caractère définitif des pertes immédiatement après la fin de l’exercice fiscal au cours duquel elles ont été subies conduisait à ce qu’il ne puisse concrètement s’appliquer que dans les cas dans lesquels soit l’Etat de résidence de la filiale ne prévoit pas le report des pertes, soit la filiale est mise en liquidation avant la fin de l’exercice de constatation des pertes. En outre, le mécanisme limiterait la possibilité d’imputation aux pertes subies pendant un seul exercice fiscal.
Le Royaume-Uni et les Etats intervenants (l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et la Finlande) ne contestaient pas que l’exception Marks & Spencer devrait au moins s’appliquer dans les deux cas identifiés par la Commission.
La Cour a néanmoins rappelé que selon sa jurisprudence récente, le caractère définitif, au sens de l’arrêt Marks & Spencer, des pertes subies par une filiale non-résidente, ne peut résulter du fait que l’Etat membre de résidence de la filiale exclut toute possibilité de report des pertes. En effet, la possibilité d’utilisation des pertes par la filiale dans son Etat de résidence n’a alors jamais existé juridiquement. Dans ce cas, l’Etat de résidence de la société mère n’a pas l’obligation d’assurer l’imputation des pertes de la filiale non-résidente. La Cour ne s’est en revanche pas prononcée sur l’hypothèse dans laquelle l’Etat de résidence de la filiale autoriserait un report en avant des pertes limité dans le temps.
S’agissant de l’exigence d’une mise en liquidation de la filiale, le Royaume-Uni opposait notamment que la mise en liquidation de la filiale avant la fin de l’exercice de constatation des pertes n’était pas une condition d’application du texte. Les Etats intervenants soutenaient que l’exigence d’une liquidation de facto de la filiale non résidente ne serait pas disproportionnée.
A cet égard, la Cour confirme ce qu’elle avait jugé dans une affaire «A» du 21 février 2013 (aff. C-123/11), à savoir que le caractère définitif, au sens de l’arrêt Marks & Spencer, des pertes subies par une filiale non-résidente ne peut être constaté que si celle-ci ne perçoit plus de recettes dans l’Etat membre de sa résidence. En effet, tant que la filiale continue de percevoir des recettes, même minimes, il existe une possibilité d’utilisation de ses pertes dans son Etat de résidence. Ainsi, selon la Cour, ce n’est pas la mise en liquidation de la filiale qui est pertinente mais l’impossibilité pour celle-ci de réaliser des recettes dans le futur.
Après avoir constaté que le Royaume-Uni admet le caractère définitif des pertes dans l’Etat de résidence de la filiale dans des cas dans lesquels, immédiatement après la fin de l’exercice au cours duquel elles ont été subies, la filiale a cessé ses activités commerciales et a vendu ou éliminé tous ses actifs produisant des recettes, la Cour valide l’approche restrictive du Royaume-Uni.
3. Transposition au contexte français
A la lumière de cette jurisprudence dont il existe de sérieuses raisons de penser qu’elle est transposable en France, le droit français, qui n’autorise jamais une société mère française à imputer les pertes d’une filiale étrangère alors qu’il le permet pour une filiale française dans le cadre de l’intégration fiscale, continue par conséquent d’être critiquable sur le fondement du droit de l’Union européenne au plan des principes.
Les sociétés mères intégrantes françaises conservent donc des opportunités de réclamation en vue de l’imputation des pertes définitives de leurs filiales étrangères détenues à plus de 95% sur le résultat fiscal d’ensemble du groupe intégré.
S’agissant de la portée de l’exception Marks & Spencer à l’égard de la France, la cour administrative d’appel de Versailles a toutefois jugé, dans un arrêt rendu le 26 février 2013 (n°10VE04169, affaire Agapes), qu’une société mère intégrante française n’était pas fondée à déduire les pertes de ses filiales italienne et polonaise non-résidentes, dont le caractère définitif résultait en l’espèce de l’expiration du régime fiscal de report dans leur Etat de résidence. La position de la cour aurait semble-t-il été différente si les filiales avaient cessé leur activité et a fortiori avaient été liquidées. A cet égard, l’arrêt commenté de la Cour de Justice de l’Union européenne, en ce qu’il valide une interprétation restrictive de l’exception Marks & Spencer, semble aller dans le sens de la position de la cour administrative d’appel même s’il convient de répéter que la Cour ne s’est pas prononcée dans une situation dans laquelle le report des pertes dans l’Etat de résidence de la filiale serait limité dans le temps. Il conviendra d’attendre la position du Conseil d’Etat dans cette affaire pour être fixés.
Auteurs
Julien Saïac, avocat associé, spécialisé en fiscalité internationale
Annabelle Bailleul-Mirabaud, avocat, spécialisée en fiscalité internationale
Imputation des pertes étrangères : le glas n’a pas sonné ! – Article paru dans le magazine Option Finance le 23 février 2015