Sous-capitalisation et abus de droit : prémices d’une relation contrariée
Dans un avis rendu le 6 mars 2015, le Comité de l’abus de droit fiscal pose pour la première fois la délicate question de l’abus de droit dans la mise en place de structures ayant pour effet d’accroître le potentiel de déduction des intérêts financiers. Première revue des conséquences de cet avis inédit.
La déduction des charges financières est encadrée par les principes généraux applicables à toute charge, ainsi que par des dispositifs dédiés, dont celui destiné à lutter contre la sous-capitalisation des entreprises françaises1.
Une charge financière traitée comme déductible en dépit de ces différentes limites peut malgré tout faire l’objet d’une réintégration sur le fondement de la théorie de l’abus de droit. Ce fondement de redressement comporte deux volets : la fictivité d’une part, la poursuite d’un but exclusivement fiscal contraire aux objectifs poursuivis par les auteurs des textes («fraude à la loi») d’autre part.
C’est dans ce contexte que le Comité de l’abus de droit fiscal était amené à statuer sur le cas de plusieurs sociétés françaises d’un même groupe ayant réalisé des opérations aboutissant notamment à maximiser la déduction de leurs charges financières, mais que l’administration considérait comme abusives pour fraude à la loi.
Pour comprendre la portée de cet avis, un rappel cursif des règles de sous-capitalisation s’impose.
1. Bref rappel du dispositif de l’article 212
La déduction des intérêts fait l’objet de limitations spécifiques lorsque les intérêts rémunèrent des prêts (i) consentis par une «entreprise liée» à l’emprunteur ; ou (ii) dont le remboursement est garanti par une «entreprise liée» à l’emprunteur.
Pour la détermination de la fraction non déductible des intérêts supportés à raison des prêts consentis ou garantis par des entreprises liées, la réglementation prévoit l’application de deux tests : le test du taux d’intérêt d’une part, et le test de sous-capitalisation d’autre part.
S’agissant de ce second test, et en application des dispositions du II de l’article 212 du CGI, une société sera considérée comme sous-capitalisée si les intérêts servis à une entreprise liée au titre d’un exercice excèdent cumulativement les trois limites suivantes :
- un montant égal au montant de ces intérêts multipliés par le rapport entre (a) 1,5 fois les capitaux propres de la société emprunteuse, et (b) le montant moyen des dettes vis-à-vis d’entreprises liées au titre de cet exercice (ci-après, le «Ratio d’Endettement») ;
- 25% du résultat ajusté de la société emprunteuse, qui correspond à son résultat courant avant (a) impôts, (b) profits et/ou pertes exceptionnels, (c) intérêts afférents aux prêts vis-à-vis d’entreprises liées, (d) amortissements, et (e) la quote-part de loyer de crédit-bail prise en compte pour la détermination du prix de cession du bien à l’issue du contrat (ci-après, le «RCAI Ajusté») ;
- le montant des intérêts reçus par la société emprunteuse de sociétés liées.
Lorsque ces trois limites sont cumulativement dépassées, la charge d’intérêts qui excède le plus élevé de ces trois seuils est considérée comme non déductible (sous réserve d’un seuil de minimis de 150.000 €). Cette non-déduction n’est cependant pas définitive, les intérêts non déduits pouvant être reportés sur les exercices suivants, et imputés à hauteur de la différence entre 25% du RCAI Ajusté au titre de l’exercice concerné, et le montant des intérêts admis en déduction aux termes du test du taux d’intérêt.
Ces nouvelles règles ont été introduites par la loi de finances pour 2006 votée fin 2005 et sont entrées en vigueur au titre du premier exercice ouvert par les entreprises soumises à l’IS à compter du 1er janvier 2007. Cette considération historique a son importance dans le cadre de l’affaire soumise au Comité.
2. Les opérations examinées par le Comité
Une société française, mère d’un groupe d’intégration fiscale, a tout d’abord décidé de la répartition par plusieurs de ses filiales au cours des années 2006 et 2007 de sommes conséquentes sous la forme de distributions de primes d’émission ou de dividendes en actions, sans que celles-ci ne soient mises en paiement.
Ces répartitions n’étaient pas imposables chez la société mère intégrante compte tenu de l’application combinée du régime mère-fille d’une part, et du régime de l’intégration fiscale d’autre part.
Les sommes ainsi distribuées ont ensuite été incorporées au capital de la société distributrice par augmentation de capital souscrite par la société-mère via une compensation avec sa créance de distribution.
L’objectif prétendument recherché par ces opérations était ainsi, selon l’administration, d’augmenter les capitaux propres de la société mère, lesquels constituaient la base de calcul du Ratio d’Endettement utilisé pour déterminer la fraction déductible des intérêts supportés par cette société, en application des règles de sous-capitalisation.
Le Comité de l’abus de droit fiscal a refusé de reconnaître dans de telles opérations un abus de droit, au motif que ces dernières étaient intervenues au cours de la période intercalaire comprise entre l’adoption du nouveau dispositif de sous-capitalisation et son entrée en vigueur. Or, dans la mesure où le législateur avait admis que cette période devait être mise à profit par les entreprises pour procéder à leur recapitalisation2, sans pour autant définir les modalités de cette dernière, il n’y avait pas lieu de considérer que ces répartitions pouvaient être contraires à l’intention du législateur. Etrangement, l’administration a indiqué ne pas se ranger à cet avis, craignant que celui-ci ne limite le champ de l’abus de droit en période intercalaire à la seule fictivité ; pourtant, la position du Comité semble laisser ouverte la possibilité d’une rectification pour fraude à la loi lorsque le législateur a clairement défini les modalités d’adaptation du contribuable à une nouvelle législation en période intercalaire.
Dans un second temps, en 2010, le même groupe avait procédé à une restructuration interne, elle aussi remise en cause par l’administration. Les faits étaient plus complexes : une filiale F1 avait distribué à sa mère M une importante prime d’émission (comptabilisée en produits financiers, et fiscalement exonérée chez M). F1 avait financé cette distribution en obtenant un prêt auprès d’une société sœur F2. Dix jours après la réalisation de cette distribution, les titres de F1 (ainsi que ceux d’une autre filiale F3) étaient cédés à une société sœur F4. Après cette cession, F4 avait recouru à l’emprunt auprès d’une sœur F5 pour recapitaliser F1 à hauteur du montant de la distribution de prime d’émission consentie à M, permettant ainsi à F1 de rembourser à due concurrence son emprunt auprès de F2.
Le Comité a considéré que cette distribution de prime avait été réalisée uniquement pour permettre à M la constatation comptable d’un produit financier, en lieu et place d’un produit exceptionnel si les titres F1 avaient simplement été cédés (le prix de cession étant alors majoré du montant de la prime distribuée). Or, un produit financier entre dans le calcul du RCAI Ajusté permettant l’imputation des intérêts non déduits et reportés en avant, ce qui n’est pas le cas d’un produit exceptionnel. Le Comité a donc considéré que la société-mère avait artificiellement majoré son RCAI Ajusté en procédant à une distribution pré-cession pour permettre l’imputation de ces intérêts, ce que n’aurait pas permis la simple cession des titres F1.
3. Quelques implications à retenir de cet avis pour les opérations de LBO
La portée de cet avis est incertaine, notamment dans le cadre d’opérations de LBO.
Il parait cependant acquis que le Comité considère qu’il est possible de mettre en œuvre la procédure de l’abus de droit en cas de contournement d’un texte anti-abus. Cette réponse n’allait pas forcément de soi, dans la mesure où le principe d’interprétation restrictive qui doit gouverner tout texte anti-abus pouvait conduire à privilégier une analyse littérale du texte sur la sous-capitalisation, sans se référer à l’intention du législateur. Telle n’est pas l’approche retenue par le Comité.
Plus largement, cet avis souligne une sensibilité accrue des opérations ayant pour effet de participer de la recapitalisation de sociétés. A cet effet, on notera en particulier que l’avis défavorable rendu par le Comité sur les opérations intervenues en 2006 et 2007 ne l’était que sur la base d’un argument relatif à l’entrée en vigueur de la loi dans le temps, et non sur les opérations prises en tant que telles de distributions sans mise en paiement / conversions en capital. Il paraitrait cependant sévère de reprocher à une filiale de procéder à une distribution sans mise en paiement, aux seuls motifs que cela participerait de la recapitalisation de sa mère sans flux financiers ni imposition, car l’opération entraine des conséquences juridiques (substitution d’un risque de prêteur au risque d’actionnaire) et financières (fluidification ultérieure de la circulation des liquidités entre les deux entités) significatives. En revanche, une éventuelle souscription quasi-simultanée à une augmentation de capital des filiales distributrices au moyen de la créance de distribution parait appeler la plus grande vigilance.
Notes
1. Voir notamment «Intérêts d’emprunts : « déduis-moi si tu peux !»», par Laurent HEPP et Jean-Charles BENOIS, Option Finance, 4 novembre 2013.
2. Voir notamment le Rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 2006, p.489, et le Rapport de la Commission des finances du Sénat sur le projet de loi de finances pour 2006, p.362.
Auteurs
Jean-Charles Benois, avocat en droit fiscal
Florian Burnat, avocat en droit fiscal