Fraude aux « pondeuses d’appel » : l’épilogue
Dans une affaire passée relativement inaperçue, le juge pénal et le juge civil ont été amenés à se prononcer sur une pratique qui n’est pas, en tant que telle, encadrée par le droit : l’usage des « pondeuses d’appel ».
Cette pratique consiste, par le biais de serveurs, à passer de très nombreux appels sur des téléphones fixes ou portables, sans laisser aux personnes appelées le temps de décrocher. Au terme d’une unique sonnerie, un appel en absence s’affiche, et les plus curieux rappellent le numéro qui apparaît. Ils se trouvent alors en communication avec un institut de sondages ou le service commercial d’une entreprise qui souhaite leur proposer des produits ou des services. Dans certains cas, ces appels sont surtaxés.
C’était le cas dans l’affaire qui a opposé les sociétés Sondeotel et Darmount, dirigées par la même personne physique, et la société Colt Télécommunications. Les deux premières avaient conclu avec la dernière, l’une un contrat classique de télécoms et l’autre un contrat de service de numéros partagés, qui permet à l’entreprise d’être rémunérée par l’opérateur de télécommunications pour tout appel émis vers le numéro qui lui est attribué. La première société passait donc des appels très courts (six secondes) grâce au contrat de télécoms, le numéro affiché pour l’appel en absence étant celui de la ligne surtaxée. Toute personne qui rappelait se trouvait alors débitée d’un montant de 0,56 euros, quelle que soit la durée de la communication. Au demeurant, aucun démarchage ou service ne leur était in fine proposé. Cette manœuvre avait été répétée des centaines de milliers de fois.
Plusieurs opérateurs téléphoniques (Orange, Bouygues télécom et SFR), saisis de nombreuses plaintes d’abonnés, du fait que les numéros surtaxés étaient débités sur leur facture téléphonique, ont alerté Colt Télécommunications en novembre 2006. La société a alors résilié les deux contrats conclus avec Sondeotel et Darmount en janvier 2007. Il s’en est suivi deux actions en justice :
- L’une diligentée par les opérateurs de téléphonie, consistant à se constituer partie civile du chef d’escroquerie devant le juge pénal. Dans ce contentieux, le dirigeant personne physique de Sondeotel et Darmount était poursuivi.
- L’autre engagée par Sondeotel et Darmount contre Colt Télécommunications, qu’elles estimaient leur être redevable d’une partie des profits dégagés par les appels surtaxés, avant la résiliation des contrats. Colt Télécommunications répliquait en considérant que si elle était redevable de certains montants à la société Darmount, sa créance devait se compenser avec les sommes dues par la société Sondeotel au titre des abonnements, qui n’avaient pas été davantage réglés.
L’issue du litige n’était pas évidente, puisqu’au pénal comme au civil, les tribunaux de première instance avaient donné raison aux sociétés Sondeotel et Darmount, et à leur dirigeant. Les deux jugements ont toutefois été infirmés en appel.
Concernant le volet pénal, la cour d’appel de Paris considère que le délit d’escroquerie est en l’espèce constitué. Pour mémoire, celui-ci est prévu par l’article 313-1 du Code pénal, qui dispose que « l’escroquerie est le fait […] par l’emploi de manœuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d’un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque« . Or, « les appels reçus par les abonnés constituaient en [sic] de faux appels manqués générés par un automate dénommé «pondeuse» […] et non par une personne physique ; qu’ils étaient au surplus paramétrés pour empêcher le destinataire de l’appel d’avoir le temps de décrocher, tout en laissant apparaître la trace d’un appel en absence ; Que l’existence de tels appels conduisait directement les destinataires des messages à rappeler ce qu’il croyait [sic] être un vrai correspondant ; Que l’utilisation de ce procédé caractérise la manœuvre frauduleuse » (CA Paris, 21 mars 2013, RG 10/11150). La cour indique au surplus que dans ce cadre, peu importe que le procédé ait été utilisé pour réaliser des sondages ou proposer une prestation, l’infraction d’escroquerie étant constituée préalablement. Le dirigeant de la société et son associé sont de ce fait condamnés chacun à un an d’emprisonnement avec sursis.
Ce sont donc tous les procédés de « pondeuses d’appel », avec rappel vers des numéros surtaxés, qui sont désormais susceptibles (sauf interprétation divergente) d’être condamnés par le juge pénal, comme constitutifs d’escroquerie. Lorsque les numéros sont des numéros non surtaxés, en revanche, l’infraction d’escroquerie n’est pas constituée, en l’absence de soustraction de fonds ou de valeurs à la personne qui rappelle. La manœuvre n’en reste pas moins « frauduleuse », à la lettre de l’arrêt.
Cette décision du juge pénal a eu des conséquences sur le volet civil de l’affaire. En effet, la cour d’appel de Paris en a conclu que la fraude alléguée par Colt Télécommunications était avérée. Elle en déduit que les contrats conclus par Sondeotel et Darmount étaient « à l’évidence interdépendants, la fraude ne pouvant se réaliser que par l’utilisation d’un numéro d’appel et un autre numéro proposé à l’abonné trompé » (CA Paris, 26 septembre 2014, n°11/22949 ). Dès lors, la créance de Darmount sur Colt Télécommunications, au titre des revenus générés par les appels surtaxés, et celle de Colt Télécommunications sur Sondeotel se compensent. Par ailleurs, la société Darmount est condamnée à verser 300 000 euros de dommages-intérêts à Colt Télécommunications pour l’atteinte à l’image qu’elle a subie.
Quand tel est pris qui croyait prendre…
Auteurs
Anne-Laure Villedieu, avocat associée en de la propriété industrielle, droit de l’informatique, des communications électroniques et protection des données personnelles.
Hélène Chalmeton, juriste au sein du Département droit des affaires, en charge du knowledge management.