Abus de droit : bilan de l’année 2013
Le contentieux de l’abus de droit n’est pas statistiquement considérable, mais la crainte de son déclenchement n’en est pas moins omniprésente dans la pratique. D’où l’utilité d’un bilan annuel des enseignements à retirer de la jurisprudence et des avis du Comité de l’abus de droit fiscal.
Qu’est-ce que l’abus de droit ? On ne le sait plus trop. C’est sans doute le premier constat qui ressort de l’observation de la jurisprudence et des avis successifs rendus par le Comité de l’abus de droit fiscal (CADF). Constat à méditer, à l’heure où le législateur entend, au mépris des principes fondamentaux de la matière pénale, renforcer encore le flou du concept. Nous verrons, à l’heure où cet article sera publié, si le Conseil constitutionnel s’est laissé… abuser.
La jurisprudence récente du Conseil d’État démontre en tout cas qu’il n’est nul besoin d’une réforme législative pour voir évoluer le concept. En témoigne une décision du 17 juillet 2013(1) par laquelle le Conseil d’État a estimé que constituait un abus de droit le fait pour une société cessionnaire de faire remonter sous forme de dividendes exonérés, en application du régime mère-fille, le produit de la cession, par la société rachetée, de la vente de ses actifs suite à la cessation de son activité, au motif que ces opérations contreviennent aux objectifs du législateur et poursuivent un but exclusivement fiscal.
On retiendra surtout de cette décision la transition subreptice qui s’opère d’ores et déjà du but exclusivement fiscal vers le but « principalement fiscal » qu’appellent de leurs vœux les parlementaires. Pour casser l’arrêt d’appel qui avait écarté l’abus de droit en relevant que l’existence d’un gain de trésorerie démontrait le caractère non exclusivement fiscal du but poursuivi, le Conseil énonce en effet que « ce gain de trésorerie était négligeable et sans commune mesure avec l’avantage fiscal retiré de ces opérations ».
On ne sait, dans ce contexte, si l’analyse du président Fouquet(2), selon laquelle la réforme de l’abus de droit ne servirait à rien puisqu’elle consisterait à obliger le Conseil d’État à faire ce qu’il fait déjà , présente un caractère plus rassurant qu’inquiétant. Il n’en reste pas moins que la réforme aurait, à notre sens, un impact bien réel sur le contenu de l’abus de droit. La pesée des motivations n’est pas la même selon qu’elle vise à distinguer entre le « principal » du « secondaire », ou entre le « quasi-exclusif » et le « négligeable ».
Mais passons à l’examen de l’application du concept en examinant, d’une part, le devenir du feuilleton jurisprudentiel relatif à l’apport-cession et, d’autre part, les autres faits marquants de l’année en matière d’abus de droit.
A – Le feuilleton de l’apport-cession
La jurisprudence relative au droit (ou plutôt à l’absence de droit) antérieur à l’adoption de l’article 150-0 B ter du CGI continue de préciser par petites touches le contenu de l’abus du report ou du sursis pour les opérations non encore soumises au nouveau régime. C’est ainsi que, par une décision du 22 février 2013(3), le Conseil d’État a considéré qu’un apport-cession non suivi du réinvestissement du produit de la cession n’était pas abusif dès lors que cette absence de réinvestissement était justifiée. On retiendra de cette affaire que la justification de l’absence de réinvestissement est étroitement dépendante des circonstances de chaque espèce. Le Comité de l’abus de droit fiscal ne raisonne pas autrement(4).
S’agissant de la nature du réinvestissement économique exigé pour échapper au grief de l’abus de droit, on signalera un avis n° 2012-51 du Comité de l’abus de droit fiscal(5) concluant que lorsque la société bénéficiaire de l’apport de titres cède ceux-ci et réinvestit le produit de cession dans un ensemble immobilier qui fait ensuite l’objet d’une location en meublé, la condition de réinvestissement économique n’est pas satisfaite. Selon le Comité, la seule activité de loueur en meublé présente en effet un caractère patrimonial, non un caractère économique. Une telle analyse ne va cependant pas de soi puisqu’il paraissait ressortir des conclusions du rapporteur public Julien Boucher, sous l’affaire « Moreau »(6), que la location en meublé, contrairement à la location nue, peut s’apparenter à une activité économique. Le point nous paraît donc encore devoir être définitivement tranché par le Conseil d’État.
B – Autres enseignements récents en matière d’abus de droit
Le CADF admet l’applicabilité de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales en cas d’abus d’une convention fiscale : deux avis se prononcent en ce sens en présence d’opérations par lesquelles des contribuables se sont vu reprocher d’avoir artificiellement soumis des opérations de vente d’immeubles français à la convention franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958 à l’époque où celle-ci conduisait encore à une double exonération des plus-values(7).
L’anticipation d’un changement de législation n’est pas en elle-même constitutive d’un abus de droit : le CADF conclut en ce sens dans des affaires impliquant des contribuables qui avaient apporté à des sociétés civiles créées pour les besoins de la cause des titres de sociétés à prépondérance immobilière soumises à l’impôt sur les sociétés, profitant ainsi de la dernière « fenêtre » leur permettant de bénéficier d’abattements pour durée de détention avant l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2004 mettant fin au régime des plus-values immobilières des particuliers pour ce type d’opération. Cet enseignement est important compte tenu de la propension naturelle des contribuables à réaliser en urgence certaines opérations avant l’alourdissement annoncé de leur traitement fiscal. On observera toutefois que le Comité, pour conclure à l’absence d’abus de droit, a également vérifié s’il existait un but autre que fiscal aux opérations en cause tenant notamment à des préoccupations patrimoniales légitimes(8).
Plusieurs décisions intéressantes attirent encore l’attention sur le traitement des sommes perçues par les managers dans le cadre d’opérations de LBO prévoyant un mécanisme associant les cadres dirigeants de la société cible aux performances de celle-ci (« management packages »).
La jurisprudence réserve aux dirigeants concernés un traitement variable selon les cas. Pour nous en tenir à celle entrant dans le champ temporel de cet article, signalons le rigoureux arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Paris le 28 novembre 2012(9), jugeant que le gain réalisé par un dirigeant investisseur et découlant d’un mécanisme de partage de valeur avec l’actionnaire financier majoritaire, structuré sous forme de promesse de vente d’actions, n’est pas imposable dans la catégorie des plus-values de cession de valeurs mobilières, mais dans celle des traitements et salaires. En effet, selon la cour, la faculté de réaliser une plus-value en procédant à une levée d’options ou d’éviter une perte en renonçant à exercer cette levée trouvait son origine dans l’existence du contrat de travail du dirigeant investisseur, lequel n’a supporté, en raison de la possibilité qu’il avait de renoncer à lever l’option, aucun risque en capital compte tenu du caractère modique, en l’espèce, de l’indemnité d’immobilisation due, y compris en l’absence de levée de l’option par l’intéressé.
Dans ce contexte, la pratique du Comité de l’abus de droit fiscal apporte quelques éléments de modération. Ainsi, dans l’affaire n° 2012-38(10), un dirigeant avait souscrit à une augmentation de capital de la holding de reprise et avait par ailleurs bénéficié de BSA émis par cette société. Une partie des actions, ainsi que les BSA, avaient été logés dans un PEA. La question soumise au Comité concernait le seul point de savoir si, en inscrivant sur son PEA les BSA, le dirigeant concerné devait être regardé comme ayant commis un abus de droit. Le Comité a répondu négativement, se livrant au passage à une analyse complète de l’opération pour confirmer que la plus-value ne méritait pas d’être requalifiée en gain de nature salariale.
Ce souci d’analyse globale, qui se retrouve dans d’autres avis favorables au contribuable(11), montre que le Comité ne s’estime pas lié par la formulation de sa saisine. Même s’il est interrogé sur un aspect seulement d’une opération, il n’hésite pas à s’intéresser à l’ensemble de l’opération pour apprécier l’existence d’un abus de droit. Il y a là un élément stratégique important à conserver à l’esprit toutes les fois qu’un contribuable s’interroge sur l’opportunité de prendre l’initiative de saisir lui-même le Comité de l’abus de droit fiscal, fût-ce sur un aspect particulier d’un dossier.
1. CE, 17 juill. 2013, n° 352989.
2. O. Fouquet, La réforme de l’abus de droit : pour quoi faire ?, FR Lefebvre 2013/39, inf. 12.
3. CE, 22 févr. 2013, n° 335045, Ministre c/ M. et Mme Clairet.
4. CADF, aff. n° 2002-52, 30 mai 2013.
5. CADF, aff. n° 2012-51, 14 févr. 2013.
6. CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579, M. Moreau.
7. CADF, aff. n° 2012-47, 22 nov. 2012, et CADF, aff. n° 2012-42, 25 oct. 2012.
8. CADF, aff. nos 2012-32, 2012-33 et 2012-40, 25 oct. 2012.
9. CAA Paris, 28 nov. 2012, n° 11PA03464.
10. CADF, aff. n° 2012-38, 25 oct. 2012.
11. CADF, aff. nos 2013-10 et 2013-11, 23 mai 2013, et CADF, aff. nos 2013-14 et 2013-15, 13 juin 2013.
Daniel Gutmann, avocat associé responsable de la doctrine fiscale. Ce département a pour fonctions principales d’analyser les évolutions de la réglementation fiscale et de contribuer à l’élaboration des positions du cabinet sur les questions techniques les plus complexes. Il est en relation permanente avec l’administration fiscale, les autres autorités publiques françaises et européennes, les instances représentatives des entreprises et le milieu universitaire.
Article paru dans la revue Option Finance du 6 janvier 2014