Acheteurs à statut privé : se référer aux CCAG marchés publics, une fausse bonne idée !
Les CCAG comportent des dispositions parfois contraires au droit des contrats privés.
Mieux vaut concevoir des documents ad hoc.
Comme toute réforme d’ampleur, celle issue de l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et de son décret d’application n°2016-360 du 25 mars 2016 a apporté son nouveau lot de questionnements pour les acheteurs soumis à ces textes, et notamment ceux que ces derniers désignent comme « acheteurs privés » par opposition aux « acheteurs publics », personnes morales de droit public.
Il s’agit en pratique des sociétés anonymes d’habitations à loyer modéré (SA d’HLM), de nombreuses sociétés d’économie mixte (SEM), de sociétés publiques locales (SPL) et d’entreprises publiques nationales, d’associations parapubliques ou d’autres organismes de droit privé titulaires d’une mission d’intérêt général tels que les caisses primaires d’assurance maladie ou les caisses de retraite complémentaire obligatoire.
Un statut particulier. Ces acheteurs privés, qui peuvent être des pouvoirs adjudicateurs au sens de l’article 10 de l’ordonnance marchés publics comme des entités adjudicatrices (dans les secteurs dits « spéciaux ») au sens de son article 11, se sont une fois de plus interrogés sur leur statut au regard du droit de la commande publique.
Ceux qui se voient confirmer ou se découvrent le statut de pouvoir adjudicateur ou d’entité adjudicatrice ont ensuite le réflexe, compte tenu des exigences et des sanctions contractuelles1 et pénales2 attachées à la réglementation relative aux marchés publics, d’appliquer l’ensemble des règles et pratiques des personnes publiques à leurs achats. Au risque, toutefois, de perdre en souplesse de fonctionnement – voire de s’exposer à certaines illégalités.
Des habitudes tenaces
Pour mémoire, les acheteurs privés relevant de l’ordonnance relative aux marchés publics doivent conclure leurs achats de fournitures, travaux et/ou services selon les procédures de publicité et de mise en concurrence prévues par celle-ci et son décret d’application. L’appel d’offres, sans négociation, demeure la procédure de principe au-delà des seuils européens.
A l’issue de ces procédures, les contrats signés étant presque toujours de droit privé, ils doivent, durant leur exécution, satisfaire à la fois à certaines exigences du droit de la commande publique attachées au statut de pouvoir adjudicateur ou d’entité adjudicatrice, mais également au droit commun civil ou commercial qui leur est applicable.
Or, la pratique montre que certains acheteurs privés ont pris pour habitude de faire référence aux documents contractuels habituellement utilisés en matière de marchés publics. A savoir, par exemple, aux actes d’engagement et aux cahiers des clauses administratives générales (CCAG) travaux3, fournitures et services (FCS), ou encore prestations intellectuelles (PI), qui sont des documents spécialement conçus pour s’adapter aux contrats administratifs, à la comptabilité publique et aux prérogatives liées à la personnalité publique.
Complexification de la relation contractuelle. Cette façon de faire peut paraître séduisante pour les acheteurs habitués à cette documentation normée. Mais en faisant référence à ces documents et/ou en se soumettant intégralement au régime d’exécution des marchés publics4, même lorsque celui-ci ne leur est pas applicable, les acheteurs privés complexifient la relation contractuelle. Ils peuvent même se retrouver en contradiction avec certaines règles issues du droit civil et/ou commercial.
Des clauses non négociables
En effet, l’article 1110 du Code civil prévoit désormais que « le contrat d’adhésion est celui qui comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l’avance par l’une des parties ». Cette rédaction est issue de la loi n°2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats. Elle entrera en vigueur le 1er octobre 20185. Ces « clauses non négociables » sont de plus soumises aux dispositions d’ordre public du nouvel article 1171 alinéa 1er du Code civil, qui répute non écrites de telles clauses lorsqu’elles créent « un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties ».
Dans le doute, la règle d’interprétation édictée au nouvel article 1190 du même code prévoit que « le contrat de gré à gré s’interprète contre le créancier et en faveur du débiteur, et le contrat d’adhésion contre celui qui l’a proposé ».
Or, les CCAG marchés publics contiennent des pratiques inadaptées au droit des marchés privés, et des clauses déséquilibrées susceptibles d’être réputées non écrites par le juge judiciaire car « non négociables » au sens de l’article 1171, dès lors qu’il est notamment fait recours à un appel d’offres, procédure dans laquelle la négociation est interdite. En voici quelques illustrations :
- Un marché public soumis au droit administratif implique la signature d’un acte d’engagement6 – document contractuel qui, aux termes de l’article 4.1 des CCAG, doit prévaloir sur tous les autres – en un seul exemplaire original conservé par le pouvoir adjudicateur. Mais l’article 1375 du Code civil impose au contraire qu’un contrat soit établi en autant d’exemplaires que de parties signataires pour constituer une preuve valable, sauf si les parties ont convenu de remettre à un tiers l’unique exemplaire dressé. Au regard de cette règle de preuve, l’utilisation d’un acte d’engagement unique pour les marchés privés est susceptible de poser difficulté.
- La possibilité prévue par les CCAG de modifier unilatéralement le contrat, prérogative de puissance publique et dérogation majeure à la règle historiquement posée par l’article 1134 alinéa 1er du Code civil (« les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ») aujourd’hui reprise au nouvel article 1103 de ce code, est en contradiction avec le droit des marchés privés.
Sauf contractualisation expresse de la faculté pour les parties de modifier les marchés de droit privé, ceux-ci sont en effet régis par le principe « d’intangibilité » des conventions – consacré par l’article 1193 du Code civil et généralement rappelé dans les documents du marché. De sorte que le titulaire comme le maître d’ouvrage ne disposent d’aucun pouvoir de modification unilatérale, sous peine d’engager leur responsabilité contractuelle vis-à-vis de l’autre partie ou, en tout cas, qu’une telle modification unilatérale soit jugée inopposable à la partie qui n’y a pas consenti.
- Alors que les modalités de la résiliation et ses motifs s’avèrent très différents selon la nature publique ou privée des marchés, les CCAG comprennent traditionnellement la clause classique de résiliation à tout moment pour motif d’intérêt général moyennant indemnisation du titulaire7 – clause exorbitante du droit commun et, par définition, déséquilibrée8.
- Un dernier exemple : une partie à un contrat de droit privé a la possibilité de ne pas exécuter son obligation si l’autre partie n’exécute pas la sienne. Cette possibilité est expressément prévue aux articles 1219 et 1220 du Code civil depuis la réforme du droit des contrats de 2016. Alors que l’exception d’inexécution au profit du titulaire du marché public reste, elle, proscrite par les divers CCAG, sauf dans des cas bien particuliers permettant de refuser d’exécuter un ordre de service9 ou d’interrompre les travaux10.
Un exercice de dérogation fastidieux
Le CCAG marchés publics est un cadre qui s’impose aux contractants dans sa globalité lorsqu’il y est fait référence. Pour que son application soit compatible avec le droit privé – et donc la moins risquée possible -, les acheteurs privés ont tout intérêt à procéder à sa revue minutieuse pour lister expressément, dans le cahier des clauses administratives particulières (CCAP), les articles du CCAG auxquels il est dérogé11.
Toutefois, cet exercice semble particulièrement fastidieux, alors que les acheteurs privés ont la li-berté de ne pas se soumettre à une telle exigence.
Compte tenu de la rigidité des CCAG marchés publics et de leur inadéquation à une relation contractuelle de droit privé, faire référence à ces documents est donc plutôt susceptible d’induire un manque de visibilité contractuelle ainsi qu’un potentiel risque juridique pour les acheteurs. Et ce, d’autant plus qu’un contrôle d’ordre public du juge judiciaire s’exerce sur le contenu des contrats.
Le CCAG marchés publics est un cadre qui s’impose aux contractants dans sa globalité lorsqu’il y est fait référence.
Un document ad hoc à privilégier
Dès lors, il semble plus sécurisant pour les acheteurs privés d’avoir recours à un document adapté à une relation contractuelle de droit privé – comme, par exemple, la norme NF P 03-001 précitée pour les contrats de travaux. Document qui devra toutefois se plier à certaines exigences du droit de la commande publique, comme :
- l’application du décret n°2013-269 du 29 mars 2013 relatif à la lutte contre les retards de paiement dans les contrats de la commande publique ;
- les modalités de modification du contrat prévues à l’article 139 du décret marchés publics : alors que le pouvoir de modification unilatérale pour motif d’intérêt général au profit de l’acheteur ne peut trouver à s’appliquer (voir supra), ce texte prévoit en effet une liste limitative des cas dans lesquels une modification d’un marché (public comme privé) est possible ;
- les modalités de résiliation du contrat : si la résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général au profit de l’acheteur ne peut s’appliquer (voir supra), certains cas limitativement énumérés aux articles 4912, 5813 et 6514 de l’ordonnance marchés publics permettront néanmoins à l’acheteur privé de résilier le contrat.
Compiler les exigences. En conséquence, bien que les acheteurs privés soient, pour leurs achats, dans l’obligation de compiler les exigences du droit de la commande publique d’une part et celles du droit privé et commercial d’autre part, avoir recours à un document contractuel de droit privé adapté aux contraintes du droit de la commande publique pour satisfaire à ces exigences semble être la stratégie à privilégier.
Notes
1 En cas de non-respect des dispositions de l’ordonnance marchés publics et de son décret, les risques vis-à-vis des tiers sont autant avant la signature du contrat litigieux via un référé précontractuel qu’après sa signature via un référé contractuel. Des recours devant le juge judiciaire afin d’obtenir une indemnité pour perte de chance d’obtenir le marché voire pour demander l’annulation du contrat peuvent aussi être exercés par les tiers.
2 L’article 432-14 du Code pénal punit le délit de favoritisme de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de200 000 euros.
3 A noter qu’un document similaire existe en matière de marchés privés de travaux :1a norme NFP03-001, révisée le 20 octobre 2017.
4 Par exemple, en se soumettant volontairement aux articles 110 à 131 du décret marchés publics relatifs aux avances, acomptes et régime des paiements, aux garanties et au financement.
5 Pour les contrats conclus avant cette date, c’est la rédaction issue de la réforme de 2016 qui s’applique.
6 Voir notamment l’ancien article 11 du Code des marchés publics. La notion d’acte d’engagement a disparu de l’ordonnance et du décret marchés publics; il existe désormais un modèle d’acte d’engagement purement facultatif (formulaire «Attril»).
7 Voir article 45 du CCAG travaux et 29 des CCAG-FCS et CCAG-PI.
8 A noter qu’une telle prérogative existe également dans les marchés privés à prix forfaitaire. Elle est prévue par l’article 1794 du Code civil: « Le maître peut résilier, par sa seule volonté, le marché à forfait, quoique l’ouvrage soit déjà commencé, en dédommageant l’entrepreneur de toutes ses dépenses, de tous ses travaux, et de tout ce qu’il aurait pu gagner dans cette entreprise ». Toutefois, cette règle n’est pas d’ordre public.
9 Voir article3.8.3paragraphe 2 du CCAG-FCS.
10 Voir article 49.2 du CCAG travaux.
11 Article 1 er des CCAG travaux, FCSetPI.
12 Article 49 : résiliation unilatérale possible lorsque le cocontractant est, en cours d’exécution du contrat, placé dans l’un des cas d’exclusion mentionnés aux articles 45,46 et 48 de l’ordonnance marchés publics tels qu’une liquidation judiciaire ou un manquement aux obligations sociales et fiscales.
13 Article 58 : résiliation unilatérale possible lorsque le contrat « n’aurait pas dû être attribué à un opérateur économique en raison d’un manquement grave aux obligations prévues par le droit de l’Union européenne en matière de marchés publics qui a été reconnu par la Cour dejustice de l’Union européenne dans le cadre de la procédure prévue à l’article258 du TFUE ».
14 Article 65 alinéa 2: résiliation unilatérale possible lorsque l’exécution du marché « ne peut être poursuivie sans une modification contraire aux dispositions prévues par l’ordonnance » marchés publics.
Auteurs
François Tenailleau, avocat associé en droit public des affaires
Inès Tantardini, avocat en droit public des affaires