Affaire Fiat Chrysler : La caractérisation d’une aide d’Etat à la lumière du principe de pleine concurrence en prix de transfert
La saga jurisprudentielle sur la caractérisation par la Commission européenne des aides d’Etat en droit de l’Union se poursuit. Dans l’affaire Fiat Chrysler, l’avocat général Pritt Pikamaë apporte des précisions sur l’utilisation du principe de pleine concurrence –pierre angulaire des règles fiscales en prix de transfert – comme fondement juridique dans l’examen de l’existence d’un avantage sélectif.
- Rappel du contexte
Dans cette affaire, la Commission reproche au Grand-Duché de Luxembourg d’avoir octroyé à Fiat Chrysler une aide d’Etat illégale en lui accordant un « ruling » fiscal en prix de transfert qui dérogerait, selon elle, au principe de pleine concurrence. Le Tribunal de première instance de l’UE[1] lui a donné raison. Le Luxembourg et Fiat Chrysler ont formé un pourvoi devant de la Cour de justice de l’UE[2], auquel s’est joint l’Irlande par son propre pourvoi[3], qui contient des moyens distincts. Le présent article ne porte que sur certaines des conclusions de l’avocat général datées du 16 décembre 2021 quant aux moyens soulevés par l’Irlande (et elle seule)[4], qui apportent un éclairage particulièrement intéressant sur l’articulation entre principe de pleine concurrence et aide d’Etat.
En vertu de l’article 107, paragraphe 1 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), il existe 4 conditions cumulatives pour qualifier une aide d’Etat :
- une intervention de l’État ou effectuée au moyen de ressources d’État,
- susceptible d’affecter les échanges entre les États membres,
- accordant un avantage sélectif à son bénéficiaire, sous la forme d’une subvention ou d’une réduction d’impôt, appréciée, le cas échéant, par rapport à l’imposition « normale »,
- faussant ou menaçant de fausser la concurrence.
S’agissant de la 3ème condition relative à l’existence d’un avantage économique sélectif, la jurisprudence de l’Union prévoit une analyse en 3 étapes :
- la détermination du cadre de référence établissant le régime fiscal commun ou normal applicable à l’Etat membre,
- le contrôle de la portée de la mesure fiscale en question, pour déterminer si elle constitue une dérogation au cadre de référence et introduit des différenciations entre opérateurs économiques se trouvant, au regard des objectifs intrinsèques du système, dans une situation factuelle et juridique comparable,
- l’examen d’une éventuelle justification de la mesure dérogatoire par la nature ou l’économie générale du cadre de référence.
- L’apport de certaines conclusions de l’avocat général dans l’Affaire Fiat Chrysler
2.1. Quand la Commission peut-elle invoquer le principe de pleine concurrence en matière d’aide d’Etat ?
Dans ses conclusions relatives au pourvoi introduit par l’Irlande, l’avocat général approuve le moyen avancé par celle-ci lorsqu’elle considère que l’objectif présumé du législateur ne peut être retenu comme fondement juridique pour établir le cadre de référence à la première étape de l’analyse. En l’occurrence, le Tribunal inférait du fait que le droit luxembourgeois n’opère pas de distinction entre les entreprises intégrées et les entreprises autonomes qu’il entendait imposer le bénéfice des sociétés intégrées comme s’il résultait de transactions à prix de marché. Or, selon l’avocat général, l’appréciation du Tribunal qui consiste à retenir une interprétation élargie du cadre de référence constitue une erreur de droit.
Plus précisément, il résulte d’une Communication de la Commission en matière d’aide d’Etat que le cadre de référence doit répondre aux 3 critères suivants[5] :
- être déterminé en fonction de critères objectifs afin de garantir un contrôle juridictionnel,
- être complet, c’est-à -dire inclure l’intégralité des règles et principes qui influent sur la charge fiscale, et
- être concret, c’est-à -dire établi d’après les dispositions explicites par lesquelles le législateur national a entendu déterminer la charge fiscale donc la norme de droit nationale et le droit international ou le droit de l’UE transposé. Au sujet de ce dernier critère, la détermination des caractéristiques de l’impôt (taux, base imposable, fait générateur) relève du pouvoir d’appréciation de chaque Etat membre dans l’exercice de sa compétence exclusive.
Dans ce contexte, au vu de ce qui précède, l’objectif poursuivi par le législateur ne satisfait pas selon l’avocat général les conditions requises pour être pris en compte dans la détermination du cadre de référence.
Au surplus, une telle interprétation reviendrait selon lui à avaliser une situation d’harmonisation fiscale déguisée dans la mesure où, en ajoutant au droit fiscal positif d’un Etat membre un élément qu’il ne contiendrait pas explicitement, elle contreviendrait au principe de répartition des compétences dans l’Union européenne établi par les articles 3, 4 et 5 du TUE et 114 du TFUE.
En conséquence, pour pouvoir être invoqué par la Commission dans l’analyse d’un cas d’aide d’Etat, le principe de pleine concurrence doit être explicitement inclus dans le droit interne de l’Etat considéré.
2.2. Comment le principe de pleine concurrence doit-il alors être appliqué ?
Dans plusieurs décisions récentes, dont celle qui nous intéresse ici, la Commission, pour conclure à l’existence d’aides d’Etat caractérisée par l’octroi de « rulings » fiscaux relatifs aux prix de transfert a semblé exprimer l’idée que, pour définir et appliquer le principe de pleine concurrence, elle ne serait pas tenue par la définition et le cadre déjà posés par l’OCDE. Cette position a pu causer une profonde inquiétude dans la communauté des affaires. En effet, si cette position était confirmée, elle placerait les entreprises et les Etats membres dans la situation inextricable de devoir respecter parallèlement deux normes distinctes et possiblement contradictoires. Ils seraient tenus d’appliquer simultanément le cadre défini par l’OCDE de façon à respecter le droit fiscal, et un cadre différent défini par la Commission européenne pour respecter la réglementation en matière d’aides d’Etats. Pour une même transaction intragroupe, il faudrait donc deux prix de transfert différents, ce qui est impossible à appliquer.
Dans ses conclusions relatives au pourvoi introduit par l’Irlande, l’avocat général recommande à la Cour une solution qui règlerait en grande partie cette difficulté.
En effet, il écrit[6] : « Il ne m’a pas échappé que, si la référence au principe de pleine concurrence était intégrée dans l’ordre juridique national, le nombre d’autorités fiscales nationales dont les décisions anticipatives pourraient faire l’objet du contrôle de la Commission sous l’angle des aides d’État s’en trouverait diminué et que les lignes directrices de l’OCDE deviendraient de facto contraignantes en restreignant la marge discrétionnaire de la Commission dans l’examen de ces décisions. Il s’agit néanmoins du seul raisonnement que le Tribunal peut considérer, à mon sens, comme étant juridiquement correct, car respectueux de la compétence exclusive des États membres en matière de fiscalité directe. »
Ainsi, lorsque le principe de pleine concurrence s’applique (car inclus explicitement dans le droit positif de l’Etat considéré), il doit être interprété à l’aune des lignes directrices de l’OCDE, et non pas d’une définition autonome que lui donnerait la Commission. A tout le moins, l’élimination du conflit de normes identifié plus haut serait à nos yeux une excellente nouvelle pour les entreprises et les Etats.
Aux paragraphes 141 et 142 de ses conclusions, l’avocat général rejette un grief de l’Irlande qui invoquait l’existence d’une insécurité juridique, du fait que le principe de pleine concurrence serait d’un contenu difficile à saisir. Il l’écarte en considérant qu’une telle lecture signifierait que la Commission serait empêchée de recourir à tout critère de référence inédit. Il nous semble toutefois qu’en concluant ainsi, l’avocat général n’a pas pour autant, au cas particulier, autorisé la Commission à s’affranchir du cadre de l’OCDE ni donc contredit la recommandation forte que nous citons plus haut. Quand le principe de pleine concurrence s’applique, quand bien même il contiendrait des difficultés d’interprétation, c’est bien le cadre posé par l’OCDE qui devrait être employé.
Restera alors un point qui ne nous semble pas ici définitivement tranché : en cas de divergence d’interprétation entre un Etat membre et la Commission des lignes directrices de l’OCDE, quelle est celle qui doit prévaloir ?
Il nous semblerait logique de considérer, pour préserver la compétence exclusive des Etats membres en matière de fiscalité directe, qu’a rappelé l’avocat général, que c’est l’interprétation que fait l’Etat membre des principes de l’OCDE qui devrait prévaloir sur celle de la Commission, à l’exception de cas flagrants où l’Etat membre s’est délibérément exonéré d’une disposition claire et peu ambigüe de ces lignes directrices.
- Conclusion
Les développements portés par l’avocat général et discutés ici permettent ainsi de préciser l’articulation entre prix de transfert et aide d’Etat en droit de l’Union. Il restera à constater si la décision de la CJUE à venir suit ces conclusions. Sur les points particuliers discutés ci-dessus, il nous semble que ce serait après tout une bonne nouvelle pour les entreprises comme pour les Etats membre, car serait alors confirmé un seul cadre – celui de l’OCDE – pour l’analyse à mener, quand cette analyse trouve à s’appliquer.
Article paru dans Option Finance le 11/04/2022
Auteurs
Arnaud Le Boulanger, avocat associé en droit fiscal
Morgane Haag, avocate en droit fiscal
[1] TPIUE, 24 septembre 2019, T-755/15 et T-759/15.
[2] 04/12/2019, Aff. C-885/19P, Grand-Duché et Fiat c. Commission.
[3] 04/12/2019, Aff. C-898/19P, Irlande c. Commission.
[4] Aff. C-898/19P citée supra.
[5] Com., Communication (2016/C 262/01 – §133).
[6] Conclusions, Aff. C-898/19P, Irlande c. Commission, § 110.