L’avènement des Securities Token Offerings de droit français – décret du 24 décembre 2018
Il aura fallu près d’une année de réflexion et de concertation avec l’ensemble des acteurs de la Place de Paris pour que le décret n°018-1226 du 24 décembre 2018 (le « Décret« ) complétant l’ordonnance n°2016-1674 du 8 décembre 2017 sur les dispositifs d’enregistrement électroniques partagés1 de titres financiers (« Ordonnance DEEP« ) soit adopté.
Depuis le 24 décembre 2018, les émetteurs ont désormais véritablement la possibilité de réaliser des émissions de titres financiers au travers d’un DEEP (« Securities Tokens Offerings » ou « STO« ) ou encore de faire migrer certaines catégories de leurs titres financiers déjà émis dans le nouveau dispositif.
Le Décret permet la mise en œuvre d’un des cadres juridiques les plus innovants au monde à l’heure où l’Autorité européenne de supervision des marchés financiers (« ESMA« ) rappelle, dans un avis du 9 janvier 2019, que les offres de cryptoactifs présentant les caractéristiques d’instruments financiers doivent également respecter la réglementation bancaire et financière de l’Union applicable.
I. Titres financiers pouvant faire l’objet d’une STO
A titre liminaire, on rappellera qu’une STO n’est ni plus ni moins qu’une offre de titres financiers dont la seule particularité est que la propriété desdits titres est matérialisée dans une blockchain ou un DEEP.
Ainsi, l’Ordonnance DEEP complétée du Décret ne vient pas modifier les principes légaux applicables aux émissions de titres financiers mais ajoute simplement la possibilité que la titularité (sur un titre) soit matérialisée par l’inscription dans un DEEP. En d’autres termes, la propriété sur un titre financier peut désormais être établie soit classiquement par l’inscription en compte, soit par l’inscription dans le DEEP.
Si ce nouveau mode d’inscription des titres ne change pas l’architecture juridique en matière d’émission de titres, il requiert par contre d’adapter le régime existant compte tenu des particularités des mécanismes mis en jeu par la blockchain : ainsi les règles en matière d’inscription en compte, de tenue de registre, de transfert de propriété et d’accès et de participation aux assemblées générales doivent être adaptées pour tenir compte des spécificités liées à l’absence, en cas d’enregistrement dans un DEEP, d’un compte-titres.
A noter que le dispositif pourra également bénéficier aux STO émises dans les iles Wallis et Futuna2 en application de l’article R 950-1 du code monétaire et financier (« CMF« ).
A. Emetteurs concernés
Le nouveau régime concerne tant les émetteurs ayant leur siège social en France (lex societatis) que ceux désignant la loi française en tant que droit applicable à l’émission pour les STO de titres de créance négociables (lex contractus).
B. Titres financiers concernés
Concrètement, le Décret ne modifie pas le périmètre des titres financiers pouvant faire l’objet d’une inscription et qui sont ceux :
- qui ne sont pas (i) des valeurs mobilières (ii) négociés sur un système multilatéral (marché réglementé, MTF, OTF) au sens de la directive (UE) 2014/65/UE (« MIF2« 3) ; et
- qui ne sont pas réglés au travers d’un système de règlement-livraison opéré par un dépositaire central de titres (« DCT« ) agréé.
Cela peut être résumé comme visant les titres financiers non cotés sur une plateforme de négociation ainsi que les parts ou actions d’organismes de placement collectifs (« OPC »).
Par contre, le Décret rajoute une faculté à l’article R. 211-4 du code monétaire et financier (le « CMF« ) en prévoyant que les parts ou actions d’OPC et les titres de créance négociables inscrits dans un DEEP peuvent être négociés sur une plateforme de négociation sans avoir été placés dans un compte d’administration.
Ainsi les instruments de ce type pourraient désormais être « cotés » à l’occasion d’une STO sans que les propriétaires des titres concernés n’aient à faire intervenir un intermédiaire habilité, au sens de l’article L. 211-3 du CMF, à conserver et administrer des instruments financiers (teneur de compte conservateur). Cet ajout est novateur car il conduit à ce que deux catégories de titres financiers puissent être négociées sur une plateforme de négociation : (i) ceux inscrits chez un DCT et (ii) ceux simplement inscrits dans un DEEP sans être conservés chez un teneur de compte conservateur.
II. Type de blockchain pouvant être utilisée pour les STO de droit français
Le Décret introduit un article R. 211-9-7 au CMF qui prévoit les exigences minimales qu’un DEEP doit respecter dès lors qu’il est utilisé pour une STO. Cette disposition est d’importance puisqu’elle apporte des réponses aux interrogations sur les conditions devant être respectées par le DEEP pour l’inscription des titres financiers.
La réponse à cette question porte un enjeu tant de sécurité juridique que de développement économique. On se souvient que cette disposition a fait l’objet d’une consultation de trois mois de la Commission européenne qui devait s’assurer que le contenu des exigences ne soit pas constitutif d’entraves aux libertés fondamentales de circulation des capitaux et de prestation de services des opérateurs.
Ainsi, l’article R. 211-9-7 prévoit que le DEEP est conçu et mis en œuvre dans le but de garantir l’enregistrement et l’intégrité des inscriptions, étant entendu qu’il relève de la responsabilité légale de l’émetteur des titres financiers inscrits dans le DEEP ou faisant l’objet d’une STO de s’en assurer.
Cette exigence est bien normale, l’objectif poursuivi étant de permettre d’identifier le propriétaire de titres. Pour autant, cet article ne pose pas d’exigence technique complémentaire mais simplement un principe. Cette formulation laisse donc une souplesse aux utilisateurs.
La question de la portée de ces exigences suscitera certainement certains débats. A notre sens, elles doivent être lues et interprétées quant à leur portée de la même manière que les exigences d’intégrité de l’émission et de de l’inscription (book-entry) applicables aux intermédiaires de la chaîne de conservation d’instruments financiers. En effet, ces derniers doivent mettre en place des systèmes comptables, informatiques et de contrôle conçus pour éviter tout risque de perte, de vol ou d’inflation de titres financiers.
Par ailleurs, les émetteurs ou les opérateurs de DEEP qu’ils mandatent devront définir un plan de continuité de l’activité intégrant un dispositif d’enregistrement externe (serveur de secours et procédures de recordkeeping applicables classiquement à l’ensemble des infrastructures de marché, aux prestataires de services d’investissement et aux établissements de paiement).
A noter que l’ensemble de ces exigences s’applique également aux DEEP utilisés pour les émissions de minibons tokenisés conformément à l’article R. 223-5 du CMF.
III. Modalités de bascule en blockchain
Le Décret ne modifie pas la possibilité pour un émetteur de tenir lui-même les registres de ses propres titres ou de s’appuyer sur un tiers. Au contraire, le Décret modifie l’article R. 228-8 du Code de commerce en introduisant la reconnaissance expresse d’un DEEP comme mode de tenue de tels registres. En conséquence, dès lors qu’un émetteur souhaite voir inscrits ses instruments financiers dans un DEEP, il peut opérer directement sa blockchain ou bien s’appuyer sur un tiers.
Toutefois, le Décret introduit une distinction entre les émetteurs gérant directement leur blockchain et ceux qui s’appuient sur un tiers : s’agissant des émetteurs souhaitant réaliser une STO au travers d’un DEEP géré par un tiers, ces derniers devront publier au Bulletin d’annonces légales le nom de leur mandataire (en sa qualité d’opérateur de la blockchain) et les catégories de titres financiers tokenisés en application de l’article R. 211-3 du CMF.
Un temps débattue, la question des modalités de passage en blockchain trouve donc une solution classique tenant compte de la neutralité devant être observée par le droit quant au choix de l’émetteur de retenir une technologie donnée pour la tenue de son registre d’actionnaires ou d’obligataires mais en créant une obligation d’information spécifique en cas de recours à un tiers.
IV. Modalités de nantissement des titres financiers inscrits en blockchain
Compte tenu de ce que l’inscription et la circulation en DEEP ne font pas intervenir de compte spécial d’instruments financiers, et que dès lors, aucun nantissement de comptes de titres financiers ne peut être opéré, le Décret introduit un nouveau régime se référant au concept de nantissement d’instruments financiers inscrits dans un DEEP reposant sur un « topage » informatique (ou earmarking)4.
Cette méthode de topage fait intervenir un « gestionnaire du procédé informatique » qui intervient en lieu et place du teneur du compte nanti lorsque les titres financiers tokenisés sont utilisés à des fins de garantie.
Par ailleurs, les fruits et produits en toute monnaie tirés des titres nantis doivent quant à eux être conservés dans un compte espèces tenu par un intermédiaire habilité au sens de l’article L.211-3 du CMF teneur de compte conservateur ou un établissement de crédit.
Points à retenir :
- Plus aucun obstacle juridique ne se pose au recours à la réalisation de STO et, plus largement, au recours à la blockchain comme mode d’enregistrement ou de négociation des titres financiers ;
- Les émetteurs peuvent assumer seuls la bascule sur ce nouveau schéma ou s’appuyer sur des prestataires tiers ;
- Les modalités propres aux nantissements sur instruments financiers rendent nécessaire l’ouverture d’un compte espèces auprès d’un intermédiaire habilité.
Notes
1 Le terme anglais étant blockchain
2 On peut néanmoins s’étonner de ce qu’il n’a pas été jugé utile d’étendre le dispositif à la Nouvelle Calédonie et à la Polynésie française.
3 Article 4.1(19), (21), (22) et (23) de la MIF 2 pour les définitions de chaque catégorie de système multilatéral.
4 Le topage informatique n’est pas une innovation juridique liée à l’adoption de l’ordonnance et du décret, simplement elle ne correspondait pas à la pratique de marché en France.
Auteur
Jérôme Sutour, avocat associé, Head of financial services
Karima Lachgar, avocat counsel Head of Market Intelligence & Regulatory Watch