Avant-goût du futur cadre applicable aux offres publiques de tokens et aux services sur actifs numériques
L’intérêt pour les applications de la blockchain et, en particulier, des initial coins offerings1 (ou émissions de jetons) a conduit le législateur français à poursuivre les travaux remarquables de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et à inscrire dans le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises (« PACTE ») un régime spécifique concernant les offres de jetons ou tokens.
A titre préliminaire, on rappellera que les jetons sont traditionnellement classés en trois familles :
- les securities tokens rattachés, compte tenu de leurs caractéristiques, à la catégorie des instruments financiers. A cet égard, le droit français reconnaît expressément la possibilité pour certains titres financiers d’être inscrits au nom du propriétaire des titres, dans un dispositif d’enregistrement électronique partagé (plus communément appelé blockchain)2 ;
- les utility tokens qui donnent droit à leur porteur d’obtenir, le plus souvent de l’émetteur, des services ou des biens ; et
- les payment tokens auxquels aucun droit à obtenir un bien ou service n’est attaché et dont la finalité première est celle d’être utilisés comme instruments d’échange.
Ces différentes formes de jetons sont soumises aux régimes juridiques applicables à leur nature : les securities tokens doivent satisfaire aux règles en matière d’offre au public de titres financiers, tandis que les utility tokens sont assujettis à la législation sur l’intermédiation en biens divers dès lors que leur offre est réalisée en mettant en avant la possibilité d’un rendement financier direct ou indirect ou ayant un effet économique similaire. Enfin les payment tokens sont partiellement soumis à la réglementation applicable aux services de paiement3 et à la monnaie électronique lorsqu’est réalisée la conversion de tels tokens en une monnaie ayant cours légal ou lorsque leur valorisation est adossée à une monnaie ayant cours légal (stable coins).
1. Un régime optionnel
De nombreux acteurs ont fait part de leur intérêt à disposer d’un régime juridique adapté et souple d’offre au public de tokens afin de sécuriser les acquéreurs de tels biens numériques dès lors qu’aucun encadrement réglementaire existant ne trouve à s’appliquer.
Le législateur français a fait le choix d’insérer un régime optionnel d’offre au public de tokens dans le Code monétaire et financier (CMF)4. Ainsi, à la suite des biens divers qui relèveraient d’un chapitre spécifique, le CMF serait complété par un nouveau chapitre concernant les jetons définis à l’article L. 552-2 du CMF comme :
« Tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien »
Ici, il faut bien relever que le CMF précise que ce régime n’est applicable que pour autant qu’aucun autre régime ne soit par ailleurs applicable auxdits jetons et, en particulier, ceux applicables aux instruments financiers et bons de caisse.
Là où le législateur fait preuve d’innovation, c’est en créant un régime optionnel applicable aux offres au public de jetons qui ne sont pas autrement régis par d’autres dispositions du CMF. Du reste, tout émetteur de jetons réalisant une offre au public aura la faculté, mais non l’obligation, de déposer auprès de l’AMF un document d’information concernant l’offre envisagée en vue de solliciter un visa du régulateur.
Une offre de jetons serait ainsi définie dans un futur article L. 552-3 du CMF comme :
« Une offre au public consistant à proposer au public, sous quelque forme que ce soit, de souscrire à ces jetons ».
S’inspirant encore des règles en matière d’offre au public de titres financiers, le projet de loi exclut de la définition d’offre au public les offres de jetons ouvertes à la souscription par un nombre limité de personnes, fixé par le règlement général de l’AMF, agissant pour compte propre.
2. Un régime réservé aux émetteurs établis ou immatriculés en France
Tout comme un prospectus d’offre au public de titres financiers, le document d’offre des jetons doit répondre aux conditions classiques en matière financière puisqu’il doit présenter un contenu exact, clair et non trompeur et permettant de comprendre les risques afférents à l’offre.
Si le législateur laisse à l’AMF le soin de préciser dans son règlement général (RGAMF) les modalités et le contenu des pièces devant lui être soumises, le Projet précise clairement que le régulateur vérifie si l’offre envisagée présente les garanties exigées d’une offre destinée au public, et notamment que l’émetteur des jetons :
« 1° Est constitué sous la forme d’une personne morale établie ou immatriculée en France ;
2° Met en place tout moyen permettant le suivi et la sauvegarde des actifs recueillis dans le cadre de l’offre ».
La première condition a clairement pour objet de favoriser l’établissement des porteurs de projet en France, alors que la seconde vise, elle, à ce que les documents d’offre, et donc les offres souhaitant bénéficier dudit visa, mettent en œuvre des mécanismes de sauvegarde des fonds ou des tokens obtenus (le terme « actifs » employé dans le projet n’est pas innocent à cet égard) par les émetteurs. On pense bien sûr aux mécanismes de séquestre, de fiducie, de clefs multiples ou à tout autre procédé permettant de sécuriser l’emploi des fonds levés.
3. L’encadrement des acteurs partiellement optionnel
Le projet de loi ne se limite pas aux seules ICO mais vise, plus largement, l’ensemble des prestataires intervenant sur les actifs numériques. Il prévoit ainsi un régime d’autorisation, obligatoire ou optionnel selon la nature des services offerts, lorsque le service porte sur des jetons visés ci-dessus et également sur des payment tokens qui seraient définis comme :
« Toute représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».
Le projet de loi énonce ainsi une série de services, dont la majorité est inspirée de ceux de l’article L. 321-1 du CMF concernant les services d’investissement sur instruments financiers. Il prévoit que les personnes souhaitant fournir de tels services peuvent demander à être agréées par l’AMF en se soumettant à des règles organisationnelles et de bonne conduite inspirées de celles applicables aux prestataires de services d’investissement. Par exemple, les conditions posées aux opérateurs de plates-formes de négociation de jetons sont identiques, dans leurs principes, à celles applicables aux opérateurs de système multilatéral de négociation d’instruments financiers.
Toutefois, le régime optionnel trouve sa limite dès lors que les services concernés relèvent de la conservation des tokens ou de l’achat /vente de jetons en monnaie fiduciaire. Dans ce cas, leurs prestataires sont tenus d’une obligation d’enregistrement obligatoire préalable, sous peine de sanction pénale, auprès de l’AMF qui est tenue d’obtenir l’avis de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (« ACPR »).
Qu’ils soient prestataires relevant d’un enregistrement obligatoire ou d’un agrément optionnel, ces nouveaux acteurs intégreraient la longue liste de l’article L. 561-2 du CMF des prestataires tenus par la réglementation en matière de lutte contre le blanchiment. Cet ajout est logique et constitue à la fois un avantage et un inconvénient : dans la mesure où l’utilisation des jetons dans un but de blanchiment est un risque avéré, il est logique que les acteurs relevant de la future réglementation sur les jetons soient associés à sa prévention. Par ailleurs, dans la mesure où beaucoup d’acteurs traditionnels français du secteur de la banque étaient très réticents à prêter leur concours aux offres de tokens et refusaient purement et simplement l’ouverture de compte par les émetteurs dans leurs livres, l’ajout des nouveaux acteurs sur la liste précitée permettrait de réduire leur crainte.
4. L’accès à la monnaie fiduciaire
Un dernier élément majeur du projet PACTE concerne l’accès des émetteurs et des prestataires de services sur jetons aux banques. Ces dernières seraient désormais tenues de mettre en place des règles objectives, non discriminatoires et proportionnées pour régir l’accès de ces personnes aux services bancaires. Le projet de loi précise d’ailleurs que :
« Cet accès est suffisamment étendu pour permettre à ces personnes de recourir à ces services de manière efficace et sans entraves ».
Ce texte était très attendu, la profession déplorant que certains acteurs aient préféré initier leur offre depuis l’étranger, notamment la Suisse et le Lichtenstein, compte tenu du refus des banques françaises de leur fournir leurs services. Preuve à nouveau du vent d’innovation ayant soufflé sur PACTE, le projet prévoit même qu’en cas de refus persistant par les banques à offrir leurs services :
- les émetteurs ayant obtenu un visa ou les prestataires agréés auront accès aux services de dépôt et de paiement de la Caisse des dépôts et consignations ; et
- les établissements de crédit récalcitrants devront justifier de leur refus devant l’AMF ou l’ACPR selon que le client refusé sera un prestataire ou un émetteur.
Ainsi, avec cet article 26 du projet de loi, la France envisage de se doter d’un régime juridique innovant et souple propre à attirer les émetteurs, mais également les acteurs de l’industrie des tokens. Des évolutions rédactionnelles sont à prévoir en particulier sur la problématique de l’accès au compte. L’avenir nous dira si le dispositif envisagé est suffisant ; on verra aussi si le dispositif finalement adopté est aussi novateur que le projet actuellement devant le Sénat.
Les points à retenir :
- Le projet de loi PACTE définit un régime optionnel pour les offres au public de tokens ne relevant pas de la réglementation sur les titres financiers, les biens divers ou la monnaie électronique ;
- Les émetteurs français souhaitant que leur offre de jetons bénéficie du visa de l’AMF devront établir un white paper conforme aux exigences fixées par ce régulateur ; et
- Les acteurs auront l’option, ou l’obligation s’ils interviennent en matière de conservation, d’investissement ou de transaction en monnaie fiduciaire sur tokens, de s’enregistrer et d’être soumis à des règles similaires à celles des prestataires de services d’investissement.
Notes
1 Il serait plus juste de parler d’ITO ou initial token offerings
2 K. Lachgar, J. Sutour, Blockchain et titres financiers : le nouveau régime de droit français, Revue SFAF n°68.
3 Voir en ce sens Focus Banque de France « L’émergence du bitcoin et autres crypto-actifs : enjeux, risques et perspectives » du 15 mars 2018.
4 La pertinence d’un tel rattachement pour des tokens qui ne revêtent pas nécessairement les caractéristiques d’instruments financiers ou de biens divers peut se justifier par le rôle confié à l’Autorité des marchés financiers pour la délivrance du visa optionnel dans le cadre de sa mission générale de protection de l’épargne.
Auteurs
Jérôme Sutour, avocat associé, Head of financial services
Karima Lachgar, avocat counsel Head of Market Intelligence & Regulatory Watch