La cession d’entreprise en difficultés et le risque d’« effet boomerang »
23 juin 2014
Depuis quelques années se développe un contentieux visant à engager la responsabilité des sociétés mères à raison de difficultés économiques de leurs filiales, au travers, notamment de la problématique du « co-emploi ».
Ce contentieux s’est en particulier illustré dans les opérations, a priori vertueuses, de cessions de ces filiales ou activités à des repreneurs afin de leur donner de meilleures chances pour redémarrer leur activité. Cette reprise d’entreprise, notamment par leurs salariés, vient au demeurant de faire l’objet de deux textes législatifs l’encourageant (l’un déjà adopté, la Loi dite Florange du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, l’autre en cours d’adoption sur l’économie sociale et solidaire).
L’expérience montre cependant que, pour le cédant, ces opérations de cession ne sont pas exemptes de risques. Point d’arrêt sur les risques en la matière comme sur les mesures visant à s’en prémunir.
Les risques
Les risques surviennent, en pratique, lorsque la reprise échoue. Les victimes et en particulier les salariés peuvent alors s’interroger sur le fait de savoir si cet échec était inscrit dans ses origines, voire planifié.
Une fois la cession opérée, il est cependant exceptionnel qu’elle soit annulée. Peut-être à cet égard cité un jugement de 2008 du TGI de Béthune, dans une affaire Samsonite amplement médiatisée et dans laquelle les repreneurs ont par ailleurs été condamnés sur le terrain pénal. A l’inverse, le Conseil de Prud’hommes et la cour d’appel de Toulouse ont refusé d’annuler un contrat (de prestation de services) après avoir pourtant relevé une collusion frauduleuse des sociétés cédante et cessionnaire au détriment des salariés.
Ces actions se sont principalement développées sur le terrain de la responsabilité du cédant, à l’initiative des instances de la procédure collective ou des salariés concernés.
Dans un arrêt du 4 février 2014 (n°12-27398), la Chambre commerciale de la Cour de cassation a ainsi rappelé que cette responsabilité pouvait être engagée dès lors que le cédant ne pouvait ignorer le caractère incertain du projet de cession ainsi que les faiblesses du « business plan » présenté par les repreneurs. Elle a ainsi approuvé la cour d’appel de Paris d’avoir accepté d’ordonner une expertise pour éclairer une éventuelle action ultérieure en responsabilité, en soulignant que le juge de référés n’avait pas à trancher le débat de fond des conditions de l’action en responsabilité.
Si le principe est admis, ses applications demeurent cependant assez rares devant les juridictions commerciales. Les cours d’appel de Bordeaux et de Poitiers ont ainsi pu rappeler qu’ « un employeur cédant son entreprise n’a pas l’obligation de garantie de succès du nouvel employeur, autre que celle qu’il peut éventuellement contracter volontairement ». Les juges commerciaux s’attachent donc à étudier très précisément le contexte et les circonstances entourant la cession pour déterminer si le cédant a commis des fautes, voire des négligences.
Il en va quelque peu différemment des juridictions sociales, parfois plus promptes à reconnaitre la responsabilité d’une personne morale solvable en lieu et place de celle d’un employeur défaillant. Dans plusieurs décisions rendues en matière sociale, la référence à la responsabilité civile pour faute de droit commun s’accompagne parfois, expressément ou implicitement, de celle de l’obligation légale de bonne foi contractuelle.
Prévention
Ces différentes décisions permettent de tracer les contours d’un comportement fautif du cédant et a contrario ceux d’un comportement vertueux.
A cet égard les juridictions attachent bien évidemment une particulière importance à la qualité du repreneur. Dans les décisions précédemment évoquées avaient été expressément relevé le manque d’expérience ou de consistance du repreneur. Dans ces deux dernières affaires, il est intéressant de souligner que ce sont d’anciens salariés de la structure qui avaient assuré la reprise. La cession à des salariés, notamment via une SCOP, ne permet donc pas nécessairement d’éviter l’exposition aux risques en la matière…
Corrélativement, il convient pour le cédant d’étudier attentivement la viabilité du projet de reprise. Ainsi, dans l’affaire Samsonite, les juges ont relevé « une quasi-absence de documentation sur le projet de reprise, le « business plan » étant développé sur une seule page et certains chiffres étant illisibles ». Dans l’affaire Bull, la cour d’appel de Poitiers a relevé la santé financière tant de la société cédée que du cessionnaire, les difficultés n’étant survenues que postérieurement à la cession et s’expliquant par le « retournement imprévisible de la conjoncture économique ». Dans le cas également délicat de la cession par la Société Thierry Mugler d’une filiale en difficulté au groupe Balmain, le TGI d’Angers a jugé que « si (ce dernier) présentait une insuffisance de rentabilité nette, sa situation financière était saine, (…) l’évolution du résultat d’exploitation régulièrement à la hausse montrait des potentialités de croissance et (…) les prévisions laissaient augurer un retour à la profitabilité ». Des analyses extérieures peuvent contribuer à sécuriser l’opération sur ce point.
La qualité et la transparence de l’information des institutions représentatives du personnel ainsi que l’absence de précipitation sont également prises en compte par les juges. La qualité de la concertation avec les partenaires sociaux aux différents stades du processus a notamment été relevée pour retenir l’absence de légèreté blâmable de l’ancien employeur, la situation financière difficile du groupe repreneur, étant parfaitement connue des représentants du personnel (TGI Angers, précité).
Doivent également être pris en compte les éventuels engagements du cédant, lesquels peuvent cependant avoir leurs revers. De bonne foi, ce dernier peut en effet vouloir encourager et soutenir le projet de reprise, notamment via un contrat assurant au repreneur une charge suffisante en période de démarrage. Mais ce soutien peut également s’interpréter a posteriori comme le souhait de masquer à court terme l’insuffisante viabilité économique du schéma de reprise et sa conscience de cet état de fait. Dans les situations les plus complexes, un délicat équilibre doit donc être trouvé entre un soutien trop appuyé et un désintérêt tout autant condamnable…
Cette responsabilité du chef d’entreprise a au demeurant été prise en considération par le Conseil constitutionnel dans sa décision de censurer les dispositions de la Loi Florange qui entravaient sa liberté de gestion et son appréciation des offres sérieuses. Cette liberté et la responsabilité qui en résulte peuvent donc s’exercer aussi bien dans l’acception des offres de reprise que dans leur refus…
Auteur
Pierre Bonneau, avocat associé en droit social.
Article paru dans Les Echos Business le 23 juin 2014
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