Clauses anti-abus : plaidoyer pour un usage avec modération
Dans le contexte actuel de lutte contre l’évasion fiscale, les clauses anti-abus prolifèrent : L’OCDE amende le modèle de convention fiscale par l’action 6 du plan BEPS, l’Union Européenne modifie l’application du régime mère fille sur les dividendes ou l’exonération de retenue à la source remanié par une directive UE depuis le 1er janvier 2016 et recommande l’introduction d’une clause anti-abus dans les conventions fiscales avec le «package publié» par la Commission Européenne en janvier 2016.
Ces clauses impliquent de démontrer que l’objectif ou les objectifs recherchés par le contribuable ne sont pas principalement guidés par l’obtention de l’avantage fiscal. Il faut également que ces objectifs n’aillent pas à l’encontre de l’objet ou de la finalité des dispositions concernées. La clause de l’action 6 mentionne qu’il y a abus s’il est raisonnable de conclure que l’obtention des avantages est l’un des principaux motifs de la transaction. Dans la version européenne, la clause est reprise à l’identique en y ajoutant une sauvegarde lorsque le montage correspond à une activité économique authentique. La clause sur les dividendes de la directive de l’Union Européenne vise les montages non authentiques. Un vocabulaire proche de la morale plutôt que du droit.
S’y ajoute en France la clause anti-abus générale de l’abus de droit. On peut rappeler, à son propos, que le Conseil Constitutionnel avait, en 2013, refusé qu’il vise des actes qui ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer l’impôt, ce motif devant être le seul, tel que l’article L. 64 du Livre des Procédures Fiscales est aujourd’hui rédigé.
On peut légitimement s’interroger sur la pertinence de la rédaction de ces clauses et l’insécurité juridique qu’elles vont entraîner dans la pratique.
Interprétation de l’objet principal ou un des objets principaux
Aucune définition n’est donnée dans les clauses anti-abus. Il va donc falloir faire une pesée entre les objectifs principaux et les objectifs secondaires. Par ailleurs si parmi plusieurs objectifs principaux figure un avantage fiscal, comment appréhender le poids respectif pour juger quel est l’avantage vraiment principal ? Enfin si l’un des objectifs principaux est de profiter d’un avantage, est-on automatiquement dans l’abus ? Ni l’OCDE ni l’Union Européenne n’ont inventé la balance et les instruments de mesure qui permettent de déterminer de façon claire comment faire cette pesée!
Revenons alors à la définition du dictionnaire Petit Robert : placé comme adjectif, principal est défini comme «qui est le premier parmi plusieurs, le plus important». Dans des situations caricaturales où l’avantage fiscal est prédominant et qu’il est impossible d’apporter des justifications d’une autre nature, l’avantage fiscal sera sans doute considéré comme le principal objectif, voire le seul. Mais dans la pratique, les situations sont rarement si simples et l’analyse peut s’avérer complexe.
Lors de l’adoption de la clause anti-abus sur les dividendes, les parlementaires français ont d’ailleurs souligné le problème d’interprétation que la rédaction de la clause anti-abus soulève, constatant qu’elle serait d’application difficile et incertaine. Le Conseil Constitutionnel a pourtant jugé que la disposition respectait les principes constitutionnels et était suffisamment précise.
Il ne fait pas de doute que l’interprétation de l’objet principal reviendra in fine aux juges. Ils devront établir des critères au fur et à mesure des cas qui leur seront présentés.
On ne peut que regretter cette situation : la rédaction de ces clauses laisse une grande marge de manœuvre à l’administration pour redresser et les entreprises auront non seulement la charge de la preuve mais aussi le fardeau de mener le contentieux. Ce scénario se produit déjà depuis plusieurs années pour l’application de la clause de l’article 119 ter 3 dans sa rédaction avant le 1er janvier 2016 : en pratique, on constate que l’administration affirme plutôt qu’elle ne démontre.
Contrariété à l’objectif ou la finalité de la disposition
Ici aussi, l’incertitude plane. S’agissant de l’application d’une convention fiscale ou de l’exonération des dividendes on peut supposer que l’objectif premier est d’éviter la double imposition.
L’OCDE indique qu’il faut procéder à une analyse objective des faits et circonstances de chaque cas et de ne pas s’attacher aux seuls effets de la transaction pour en déduire son principal motif. Les commentaires poursuivent en indiquant qu’un objectif ne sera pas principal lorsque la transaction est «inextricablement liée à une activité commerciale». S’agissant de l’exonération des dividendes, le montage non authentique est défini comme celui qui ne répond pas à des motifs commerciaux valables qui ne reflètent pas la réalité économique. Force est de constater qu’on reste sur des concepts généraux qui laissent une marge d’interprétation large.
Quelques exemples sont donnés dans le rapport de l’OCDE sur l’action 6 : on en retient qu’il ne devrait pas y avoir d’abus de convention dans le cas où le choix du pays d’implantation d’une structure répond à des objectifs comme la stabilité politique, le système juridique fiable, un système bancaire sophistiqué, un bas coût de main d’œuvre, un bon réseau de conventions fiscales, une gestion sans décalage horaire et dans une même langue (sic). On perçoit également la nécessité d’exercer l’activité de façon autonome et avec ses propres moyens, ce qui rappelle l’arrêt de la CJUE Cadbury Schweppes.
S’agissant de la jurisprudence française, l’arrêt du 11 mai 2015 du Conseil d’Etat Natixis sur un cas d’abus du régime mère fille et l’arrêt de la Cour d’Appel de Versailles du 17 décembre 2015 sur un cas d’abus de la convention fiscale franco luxembourgeoise indiquent qu’une disposition favorable ne saurait s’appliquer à un montage artificiel dépourvu d’intérêt économique.
Pour un usage avec modération
Il s’agit donc de substance et de motifs économiques malgré la rédaction qui ne mentionne que des objectifs commerciaux, concepts déjà connus. La difficulté reste tout de même de jauger les objectifs des entreprises, de les hiérarchiser pour déterminer si l’avantage fiscal est principal. Si l’on se réfère à l’origine latine du mot «principal» citée par le Petit Robert «principalis : du prince», on comprend en effet qu’il faut en user avec modération pour éviter le fait du prince…
S’agissant de la substance, comme le souligne le rapporteur public dans l’affaire Natixis précitée, il n’y a pas une définition une fois pour toutes du degré de substance en dessous duquel une société de pourrait jamais descendre. Il n’y a pas non plus lieu de condamner tout recours à des filiales étrangères dont l’activité consisterait à gérer plus ou moins activement des valeurs mobilières.
Concernant les holdings, les conclusions du rapporteur public sous l’affaire Bolloré qui a donné lieu à la décision du Conseil d’Etat du 4 juillet 2014 rappellent opportunément que tout holding n’est pas un montage artificiel. En effet, la création d’une société holding peut répondre à de multiples objectifs qui ne sont pas fiscaux tels que l’organisation et la gestion des participations, l’organisation patrimoniale lorsqu’elle est familiale, le rachat de sociétés concourant au développement d’un groupe.
Espérons que l’analyse au cas par cas se concentrera sur la proportionnalité s’agissant de la substance. Evitons les considérations qui présumeraient d’office que, par exemple, une holding pure a forcément un objectif principal d’abuser d’un avantage fiscal.
User sans modération, voire abuser de ces clauses anti-abus conduira à une multiplication des contentieux, qui certes font avancer le droit, mais qui sont d’abord pour l’entreprise une grande source d’insécurité peu compatible avec la vie des affaires. En témoigne la saisine par le Conseil d’Etat de la CJUE sur l’interprétation de la clause anti-abus de l’article 119 ter 3 ancienne version, 26 ans après son introduction dans la législation française ! La clause est également centrée sur cette notion d’objet principal si bien qu’on devrait obtenir quelques éclaircissements de la CJUE.
Les entreprises doivent donc se préparer à être de plus en plus questionnées à la lumière de ces clauses anti-abus et à s’engager dans des contentieux à défaut d’une approche modérée des autorités fiscales dans l’application de ces clauses anti-abus. C’est regrettable car l’insécurité juridique créée par ces nouvelles clauses pourrait freiner les investissements internationaux des entreprises.
Auteur
Agnès de l’Estoile Campi, avocat associé en fiscalité internationale et conseiller du commerce extérieur de la France