Le Conseil d’Etat apporte un éclairage nouveau sur les conditions relatives au transfert des déficits fiscaux
Les holdings ne recueillent pas les faveurs de l’administration fiscale. Les sociétés de personnes non plus. La jurisprudence récente du Conseil d’Etat l’a encore rappelé, en censurant une position administrative précisément fondée sur une appréciation teintée de méfiance à l’égard de ces sociétés, dans le cadre des opérations de restructuration.
Et si les dispositions légales applicables à l’époque des faits en litige ont été modifiées depuis lors, gardons-nous, malgré tout, d’en restreindre excessivement la portée
1. Le droit applicable
En vertu de l’article 209, II du CGI, les sociétés parties à une fusion ou opération assimilée placée sous le régime de faveur de l’article 210 A du CGI peuvent solliciter un agrément administratif autorisant le transfert à la société absorbante des déficits restant en report de la société absorbée.
L’agrément est de droit lorsque certaines conditions sont respectées. Notamment, la loi exige que l’opération soit justifiée du point de vue économique et que l’activité à l’origine des déficits soit poursuivie par l’absorbante pendant trois ans au moins. A défaut, ces déficits sont définitivement perdus, du fait de la disparition de la société dont ils proviennent.
2. La position de l’administration fiscale
L’administration fiscale a cru pouvoir déduire de l’existence de cette double condition que les déficits des holdings purs, autrement dit des sociétés qui ont pour seul objet l’acquisition et la gestion de titres, sont par essence exclus de ces dispositions, faute de se rattacher à une activité économique susceptible, en cas de fusion, d’être poursuivie par la société absorbante1. Dans le même esprit, le bureau des agréments refuse traditionnellement, en pratique, d’autoriser le transfert des déficits des holdings qui se livrent à une activité opérationnelle, telle que la réalisation de prestations de services, pour la fraction des pertes fiscales supposées résulter exclusivement de la détention des titres. A cet effet, l’administration restreint en général le transfert autorisé au montant du déficit tel qu’il aurait été calculé sans l’exonération des produits de filiales. En d’autres termes, à hauteur du montant des dividendes exonérés, le déficit est considéré comme non transférable.
Cette approche a suscité de vives critiques, en ce qu’elle dénie aux sociétés concernées l’exercice d’une activité économique à raison des ressources parfois très importantes qu’elles doivent mobiliser pour acquérir et gérer les titres inscrits à leur bilan, comme si celle-ci requérait nécessairement la réalisation d’un chiffre d’affaires récurrent et significatif, de même que des moyens matériels et humains conséquents. Ainsi, plusieurs contentieux se sont noués devant la juridiction administrative, qui ont donné lieu à des décisions divergentes de la part des juges du fond.
3. La position des juges du fond
La cour administrative d’appel de Douai, dans une affaire Numéricable dont on reparlera ci-dessous, a confirmé la position de l’administration2. En ce sens également, il faut mentionner un jugement du tribunal administratif de Paris, lequel présente la particularité notable de s’être prononcé à l’égard d’une demande d’agrément portant sur les déficits d’un holding qui exerçait une activité de prestataire de services. Le tribunal a jugé que le transfert des pertes exclusivement liées à l’acquisition et la détention des titres de participation avait pu à bon droit être refusé3.
Au contraire, les tribunaux administratifs de Rennes et de Montreuil ont écarté la solution défendue par l’administration, au motif qu’elle ne résultait pas de la loi4. Par deux décisions Prisma Presse et Estivin sur lesquelles nous allons aussi revenir, les cours administratives d’appel de Paris et de Nantes ont retenu la même solution5.
4. La Position du Conseil d’Etat et sa portée
L’arbitrage du Conseil d’Etat était donc attendu. Trois arrêts rendus le même jour concernant les contentieux Numéricable, Prisma Presse et Estivin permettent de lever le voile, en faisant droit à la demande des sociétés requérantes6. Et, contrairement à ce que l’on peut entendre ici et là, nous ne sommes pas convaincus que l’analyse exprimée par les hauts magistrats à cette occasion ne présente d’intérêt que pour le passé, au titre des litiges en cours.
On se souvient en effet que, dans le cadre de la deuxième loi de finances rectificative pour 2012, l’administration fiscale s’est employée à légaliser la pratique du bureau des agréments dans le corps même du II de l’article 209 du CGI, en faisant notamment voter la disposition suivante : «L’agrément est délivré lorsque (…) les déficits et intérêts susceptibles d’être transférés ne proviennent ni de la gestion d’un patrimoine mobilier par des sociétés dont l’actif est principalement composé de participations financières dans d’autres sociétés ou groupements assimilés ni de la gestion d’un patrimoine immobilier»7. Il va de soi, par conséquent, que depuis lors les déficits se rattachant purement et simplement à la détention de titres ne peuvent plus être transférés.
Sous cet angle, le débat n’a plus lieu d’être aujourd’hui, du moins à l’égard des décisions d’agrément prises au cours des exercices clos à compter du 4 juillet 2012. Est-ce à dire, pour autant, que les arrêts précités du Conseil d’Etat n’ont de portée qu’à l’endroit des demandes de transfert ayant essuyé un refus total ou partiel sous l’empire de la réglementation précédemment en vigueur ? Comme nous l’avons souligné plus haut, nous ne le pensons pas.
De fait, dans deux au moins de ces affaires – Numéricable et Prisma Presse – les juges du Palais Royal avaient à statuer sur le cas d’une société absorbée dont les déficits étaient issus de participations dans des filiales translucides. L’arrêt Estivin n’apporte pas de précision à cet égard, bien qu’il soit rédigé en des termes quasiment identiques à ceux des deux autres décisions, ce qui autorise à penser que les situations étaient toutes les trois globalement similaires.
Or, le Conseil d’Etat juge que les dispositions du II de l’article 209 (dans leur ancienne version) ne font pas obstacle à ce que les déficits enregistrés par une société holding absorbée à raison des déficits réalisés par des sociétés non soumises à l’IS qu’elle détenait soient transférés à la société absorbante, dès lors que celle-ci continue à détenir les titres de participation dans les sociétés dont l’activité est à l’origine des déficits pendant un délai minimum de trois ans et que ces sociétés poursuivent cette activité pendant ce même délai. Ainsi, le Conseil d’Etat constate expressément que les déficits dont le transfert était demandé, bien qu’ayant été fiscalement attribués au holding (en raison des règles applicables aux sociétés de personnes), trouvaient leur source dans l’activité de ses filiales translucides. Il en tire pour conséquence que la nature propre de ce dernier – structure de détention de participations – est nécessairement sans effet au regard des dispositions légales considérées et que, sous réserve des conditions qu’il énonce (conservation des titres et poursuite de l’activité des filiales pendant trois ans), lesdits déficits étaient donc bien transférables, alors même que les sociétés dont ils provenaient n’étaient pas directement parties à l’opération de restructuration.
Reste à confronter cette analyse avec les dispositions légales en vigueur. Que disent-elles ? d’une part, et ce comme précédemment, que l’activité à l’origine des déficits doit être poursuivie par la ou les sociétés absorbantes ou bénéficiaires des apports pendant trois ans au moins ; d’autre part, et c’est nouveau, que cette activité ne doit pas consister dans la simple détention de titres de participation. Dans la droite ligne des arrêts précités du Conseil d’Etat rendus pour l’application du régime antérieur à la réforme de 2012, on peut donc légitimement en conclure que le droit actuel, tout en interdisant par principe le transfert des déficits attribuables à un holding pur, continue sans conteste à permettre le transfert des déficits tirant leur source, non pas de la détention de titres de participation, mais des résultats opérationnels de sociétés translucides.
Observons, au demeurant, que cette approche paraît tout à fait compatible avec l’esprit des aménagements apportés à l’article 209, II. Comme le montrent les travaux parlementaires, il s’agissait en effet d’exclure de l’agrément le transfert des déficits des holdings de gestion financière (ou immobilière). Or, la société qui détient des titres d’une société de personnes ayant une activité opérationnelle ne nous semble pas à proprement parler pouvoir être assimilée à une telle entité.
Notes
1 RM Richemont : Sén. 30 mars 2006 p. 923 n°17801.
2 CAA Douai 8 mars 2011 n°09-967.
3 TA Paris 14 décembre 2010 n°07-13039.
4 TA Rennes 26 févier 2009 n°06-1980 ; TA Montreuil 5 octobre 2012 n°11-00599.
5 CAA Paris 22 juin 2010 n°11PA00582 ; CAA Nantes 28 mai 2013 n°12NT00762.
6 CE 19 septembre 2014 n°349084 ; CE 19 septembre 2014 n°362345 ; CE 19 septembre 2014 n°70163.
7 Loi n°212-958 du 16 août 2012, art. 15.
Auteur
Philippe Donneaud, avocat associé en matière de fiscalité directe
Article paru dans le magazine Option Finance le 10 novembre 2014