Contentieux de la passation (2/2) : les recours au fond
Après les référés la semaine dernière, cette seconde fiche de notre panorama du contentieux de la passation des contrats de la commande publique est consacrée aux recours au fond.
Un candidat évincé lors de la conclusion d’un contrat de la commande publique ainsi que certaines autres personnes intéressées peuvent saisir le juge d’un recours au fond pour contester le contrat. Dans la plupart des cas, le juge administratif est compétent, puisque l’ensemble des marchés publics et concessions conclus par des personnes morales de droit public constituent, depuis les ordonnances n°2015-899 du 23 juillet 2015 (marchés publics) et n°2016-65 du 29 janvier 2016 (concessions), des contrats administratifs. Il s’agira généralement d’un recours en contestation de validité du contrat dit recours « Tarn-et-Garonne » (CE, ass. , 4 avril 2014, n°358994) qui se substitue, pour les contrats signés à compter du 4 avril 2014 (CE, sect. , 5 février 2016, « SMTC Hérault Transport », n°383149), au recours « Tropic » (CE, ass. , 16 juillet 2007, n°291545).
Le juge judiciaire peut également être amené à intervenir pour les recours à l’encontre des marchés publics ou des concessions conclus par les personnes morales de droit privé soumises aux ordonnances précitées.
Le recours en contestation de validité des contrats administratifs
Qui peut exercer un recours « Tarn-et-Garonne » ?
Avec l’arrêt « Tarn-et-Garonne », le Conseil d’Etat a étendu le recours direct de plein contentieux contre un contrat administratif à tout tiers au contrat susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation ou les clauses de ce contrat. Ce recours est donc potentiellement ouvert à tout concurrent évincé ainsi qu’à tout autre tiers (contribuables locaux, associations de défense d’intérêts collectifs… ), sous réserve de justifier d’un intérêt à agir suffisamment caractérisé.
Dans quel délai ?
L e recours « Tarn-et-Garonne » s’exerce dans un délai de deux mois à compter de la réalisation des « mesures de publicité appropriées ». Celles-ci consistent notamment en « un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi ».
Pour les contrats conclus après procédure formalisée, l’avis d’attribution, dûment complété à cet effet et publié au « BOAMP » et/ou au « JOUE », demeure le support le plus fréquemment utilisé. En procédure adaptée (Mapa), l’acheteur doit adapter sa publicité à l’objet et au montant du contrat.
Quels sont les moyens susceptibles d’être invoqués ?
Un concurrent évincé ne peut utilement invoquer, outre les vices d’ordre public, que les manquements aux règles applicables à la passation du contrat qui sont en rapport direct avec son éviction (arrêt « SMTC Hérault Transport » précité).
Le lien nécessaire entre moyens et intérêt invoqué conduit à un resserrement potentiel des arguments dont les requérants peuvent se prévaloir. Le caractère opérant des moyens est apprécié au cas par cas par le juge, au regard de la nature de l’intérêt invoqué et du rapport direct avec la lésion de cet intérêt.
Quels sont les pouvoirs du juge du contrat ?
Le juge qui reconnaît l’existence d’un ou plusieurs vices opérants apprécie leur importance et les conséquences à en tirer. Il dispose de pouvoirs étendus qu’il module en fonction de la nature du vice entachant le contrat et des motifs tirés de la préservation de la sécurité juridique et de l’intérêt général. Il peut ainsi décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, inviter les parties à le régulariser, ou encore le résilier à compter d’une date qu’il fixe. C’est seulement dans les cas où le contrat a un contenu illicite, ou s’il se trouve affecté d’un vice du consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité, que le juge peut, après avoir vérifié que sa décision ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général, en prononcer l’annulation totale, (suite de la p. 83) le cas échéant avec un effet différé (voir CAA Paris, 29 juillet 2016, n°15PA02427). Il est libre de recourir à l’une ou l’autre de ces mesures.
Le recours en nullité des contrats de droit privé devant le juge judiciaire
Qui peut exercer un tel recours ?
La sauvegarde de l’intérêt général étant en jeu, la nullité encourue par un marché public ou une concession ayant la nature de contrat de droit privé est en principe absolue (TGI Paris, 30 juillet 2009, n°06/07110). Elle peut donc être demandée par toute personne justifiant d’un intérêt, ainsi que par le ministère public (art. 1180 du Code civil).
Le juge judiciaire semble toutefois considérer qu’un candidat évincé ne peut pas se prévaloir, dans une procédure au fond, de moyens qui auraient dû être examinés dans le cadre d’un référé précontractuel et/ou qui ont d’ores et déjà été rejetés par le juge des référés précontractuels (voir en ce sens : TGI Paris, 27 mars 2012, n°11/01295 ; CA Aix-en-Provence, 30 mai 2012, n°10/18369).
Dans quel délai ?
Le juge judiciaire peut être saisi par un tiers au contrat d’une action en nullité dans un délai de cinq ans à compter de la date à laquelle il a connaissance du contrat illicite (article 2224 du Code civil). Ce délai a également vocation a priori à s’appliquer aux recours exercés par les candidats évincés. Il paraît en effet peu évident que le juge judiciaire transpose le délai de deux mois de l’arrêt « Tarn-et-Garonne » pour introduire un recours, ex nihilo et de façon prétorienne.
Les actions indemnitaires
Une entreprise peut-elle demander réparation de son éviction irrégulière ?
L’arrêt « Tarn-et-Garonne » reconnaît à tout tiers au contrat le droit de demander au juge administratif une indemnité en réparation du préjudice résultant pour lui de la lésion de ses droits ; même si, dans la pratique, compte tenu de l’exigence d’un lien de causalité entre l’irrégularité affectant le contrat et le préjudice subi, seuls les concurrents évincés devraient pouvoir prétendre à une telle indemnité.
La recevabilité des conclusions indemnitaires n’est pas soumise au délai de deux mois, mais celles-ci doivent faire l’objet d’une demande préalable auprès du pouvoir adjudicateur. Un recours indemnitaire peut aussi être introduit indépendamment d’un recours « Tarn-et-Garonne ». Dans tous les cas, il est nécessaire de démontrer un lien de cause à effet entre l’irrégularité et l’éviction ainsi que l’existence d’un préjudice (CE, 10 février 2017, « Sté Bancel », n°393720).
Si le contrat en cause a été conclu dans le cadre d’un service public à caractère industriel et commercial, l’action indemnitaire devra être portée devant le juge judiciaire sur le fondement du nouvel article 1240 du Code civil et ce, peu important que le contrat soit de droit privé ou administratif. Le succès d’une telle action sera subordonné à la preuve d’une faute, d’un préjudice direct et certain ainsi que d’un lien de causalité. Le juge judiciaire semble admettre la recevabilité d’une demande indemnitaire quand bien même le candidat évincé n’aurait pas exercé de référé précontractuel à l’encontre de la procédure de passation (CA Douai, 9 septembre 2013, n°10/04065).
Quelles sont les indemnités auxquelles peut prétendre une entreprise évincée ?
L’entreprise évincée qui n’aurait pas été dépourvue de toute chance de remporter le contrat peut, en principe, espérer le remboursement des frais qu’elle a engagés pour présenter son offre.
Dans le cas où elle avait des chances sérieuses, elle a droit à l’indemnisation de l’intégralité du manque à gagner calculé sur la base de la marge nette qu’elle aurait réalisée. Devant le juge judiciaire, on peut s’interroger sur la possibilité d’obtenir tout ou partie du bénéfice escompté. A cette fin, le juge pourrait avoir recours au mécanisme de la perte de chance qui se définit comme « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable ». Si la perte de chance constitue un préjudice indemnisable, le dommage certain se limite toutefois à cette perte et ne peut donc égaler la totalité du bénéfice que la victime aurait retiré de la survenance de l’événement empêché (concernant l’indemnisation d’une perte de chance pour un candidat évincé d’avoir pu obtenir le marché, voir TGI Paris, 27 mars 2012, n°11/01295).
Les recours pour excès de pouvoir (REP) contre les actes détachables et clauses réglementaires du contrat
Quels actes peuvent faire l’objet d’un REP ?
Depuis « Tarn-et-Garonne », les tiers à un contrat (sauf le préfet) ne peuvent plus contester les actes détachables préalables à la conclusion du contrat mais doivent exercer un recours de plein contentieux contre celui-ci. Il en est ainsi des décisions relatives au choix du cocontractant (décisions d’écarter une candidature, une offre, d’attribuer le contrat), de la délibération autorisant la conclusion du contrat et de la décision de signer.
En revanche, certaines décisions en lien avec un contrat comme la décision d’approbation du contrat par l’autorité de tutelle (CE, 23 décembre 2016, « APPR », n°397096) ou celles par lesquelles l’acheteur renonce à la conclusion du contrat (déclaration d’infructuosité ou déclaration sans suite pour motif d’intérêt général) peuvent toujours être contestées par la voie du recours pour excès de pouvoir (REP). Les tiers restent également recevables à attaquer les actes détachables des contrats de droit privé dès lors qu’ils ne disposent pas d’une voie de recours devant le juge administratif contre ces contrats (CE, 27 octobre 2015, n°386595).
Enfin, les clauses réglementaires du contrat peuvent être contestées par les usagers du service public par la voie du REP (CE, ass. , 10 juillet 1996, n°138536).
Quel est le régime contentieux du REP ?
Le REP doit être introduit dans un délai de deux mois à compter de la publication ou de la notification de l’acte attaqué ou du contrat qui comporte la clause réglementaire contestée.
S’agissant des REP à l’encontre des décisions d’approbation d’un contrat, les requérants doivent se prévaloir d’intérêts auxquels l’exécution du contrat est de nature à porter une atteinte directe et certaine et ne peuvent invoquer que des vices propres à l’acte, à l’exclusion de tout moyen relatif au contrat lui-même (arrêt « APPR » précité).
Ce qu’il faut retenir
- Le Conseil d’Etat a étendu à tous les tiers justifiant d’un intérêt lésé le recours de plein contentieux contre les contrats administratifs. Le double filtre de l’intérêt à agir et du caractère opérant des moyens conduit toutefois à restreindre l’efficacité de ce recours.
- Un candidat évincé d’un contrat de la commande publique relevant du droit privé semble pouvoir, en théorie, exercer un recours en nullité du contrat devant le juge judiciaire. Il peut surtout prétendre à l’indemnisation du préjudice subi du fait de son éviction irrégulière.
- Le choix du cocontractant, la délibération autorisant la signature du contrat et la décision de signer un contrat administratif ne peuvent plus être contestés devant le juge de l’excès de pouvoir. Subsistent toutefois les recours pour excès de pouvoir (REP) à l’encontre des actes d’approbation pour leurs vices propres, des actes détachables des contrats de droit privé ainsi que des clauses réglementaires.
Auteurs
François Tenailleau, avocat associé en droit public des affaires
Thomas Carenzi, avocat en droit public des affaires