Déductibilité des intérêts et obligations documentaires : la France en avance sur BEPS?
La publication du rapport de l’OCDE sur l’Action 4 du projet BEPS fournit une occasion de s’interroger sur les obligations de documentation des sociétés françaises qui ont recours au financement intragroupe, notamment dans le cadre d’acquisitions. Une revue du droit interne français montre que celui-ci prévoit des obligations documentaires plus contraignantes que les préconisations pourtant redoutées de l’OCDE.
Rappel des obligations documentaires prévues en droit interne pour assurer la déductibilité des intérêts
Le Code général des impôts (CGI) prévoit que la déduction des intérêts excédant le taux fixé par l’article 39-1-31 n’est possible qu’à la condition pour l’entreprise de démontrer que le taux pratiqué aurait pu être obtenu d’établissements financiers indépendants dans des conditions analogues. Pour justifier la pratique d’un taux supérieur, en cas de contrôle fiscal, la société doit constituer une documentation montrant qu’il s’agit d’un taux de marché. Cette justification peut être apportée par la production d’une offre de prêt d’un établissement bancaire à la date où l’emprunt a été contracté2 ou par une étude de comparables. Cette étude fait état de transactions financières conclues entre parties indépendantes, à l’aide de bases de données financières prenant en compte les caractéristiques du prêt (maturité, devise, risque emprunteur, degré de subordination, etc.).
Le CGI prévoit également des règles visant à lutter contre la sous-capitalisation en utilisant des ratios fixes et un ratio de groupe sous la forme d’une clause de sauvegarde3.
Par ailleurs, le CGI prévoit de faire échec, au niveau de la société emprunteuse française, à la déduction fiscale des charges financières afférentes à l’acquisition d’une société cible, chaque fois que la société acquéreuse n’établit pas qu’elle-même ou une société française de son groupe exerce effectivement un contrôle sur la cible acquise4. Dans ce cadre, la société emprunteuse française est tenue de documenter l’existence d’un «centre de décision autonome en France5».
Ces dispositifs prévoient des obligations documentaires contraignantes qui n’ont pas d’équivalent au sein des recommandations de l’OCDE.
L’approche BEPS : un ratio de déductibilité des intérêts
Selon l’OCDE, «les groupes multinationaux peuvent aisément obtenir des résultats fiscaux favorables en jouant sur le montant de la dette au sein d’une entité du groupe». En effet, les financements internationaux ont souvent pour effet de localiser la dette intragroupe au sein d’une entité établie dans un pays à fiscalité élevée, permettant ainsi la déduction des intérêts du résultat réalisée.
L’Action 4 du projet BEPS élabore des recommandations destinées à empêcher l’érosion de la base d’imposition par le paiement d’intérêts. L’approche préconisée par l’OCDE est fondée sur la limitation des déductions nettes à un certain ratio de l’EBITDA dans une fourchette comprise entre 10 et 30%. La recommandation prévoit, toutefois, d’autoriser les entités qui dépasseraient ce ratio à déduire leurs intérêts jusqu’à concurrence du ratio de leur groupe mondial, c’est-à-dire celui calculé par les sociétés membres du groupe consolidé à des fins de comptabilité financière.
Le paquet de la Commission européenne sur la lutte contre l’évasion fiscale6 prévoit également la limitation de la déductibilité des intérêts à un certain seuil d’EBITDA, en y ajoutant une limite fixe de 1 million d’euros par an. Dès lors qu’elles prévoient une limite proportionnelle fondée sur un agrégat comptable, les recommandations de l’OCDE, suivies en partie par la Commission, n’imposeraient pas aux sociétés des obligations documentaires plus lourdes.
En revanche, dans la mesure où les revenus exonérés, tels les dividendes, n’entrent pas dans le calcul de l’EBITDA, l’adoption de ce critère en droit français conduirait à limiter très fortement la déduction des intérêts au niveau d’une société holding dont les seuls produits sont les dividendes de ses filiales. Les sociétés holdings pourraient alors avoir recours au ratio groupe, ce qui implique de pouvoir documenter ce ratio par la tenue d’une comptabilité financière groupe.
Notes
1 Taux fixé à 2,15% pour l’année 2015.
2 BOI-IS-BASE-35-20-10-20140415, n°110
3 La fraction des intérêts excédant le plus élevé des trois seuils (seuil d’endettement, seuil de couverture, seuil d’intérêts perçus), est réintégrée en application de l’article 212 du CGI.
4 Dispositif appelé « Carrez », figurant à l’article 209 IX du CGI.
5 BOI-IS-BASE-35-30-10.6. Paquet de la Commission européenne sur la lutte contre l’évasion fiscale, notamment article 4 de la proposition de directive 2016/0011.
Auteurs
Thierry Granier, avocat associé, en matière de fiscalité internationale
Claire Aylward, avocat en fiscalité internationale