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Déduction fiscale des intérêts d’emprunt: vers une nouvelle donne

Déduction fiscale des intérêts d’emprunt: vers une nouvelle donne

Le projet de loi de finances pour 2019 en cours de discussion devant le Parlement sonne l’heure de la transposition en droit interne français de la directive européenne dite ATAD (anti tax avoidance directive).

Le contexte de la réforme

La directive ATAD du 12 juillet 2016 s’inscrit dans le prolongement des recommandations émises par l’OCDE pour encadrer certains schémas d’optimisation fiscale (Action 4 des recommandations dites anti-BEPS). Elle vise à instaurer un socle d’exigence minimal dans l’Union européenne en matière de déduction des intérêts par les entreprises.

Directement inspirée du « modèle » allemand qui limite la déduction des intérêts à hauteur de la marge nette dégagée par l’emprunteur, la directive ATAD s’apparente en réalité davantage à un contrôle de l’adéquation entre endettement et revenus (toute disproportion étant regardée comme anormale) qu’à la stricte prévention d’une optimisation fiscale nuisible au fonctionnement du marché européen.

Après avoir laissé supposer que cette transposition en droit interne pourrait être repoussée en 2024 comme la directive ATAD aurait pu le lui permettre, le gouvernement français a finalement choisi, à l’instar de nombre de ses voisins européens, de modifier, dès 2019, l’arsenal législatif encadrant la déduction des intérêts d’emprunt et autres charges financières.

Le nouveau régime que propose le projet de loi de finances dissipe à première vue la crainte parfois exprimée en 2016 que la transposition de la directive ATAD complexifie encore la déduction des intérêts pour les entreprises en ajoutant une haie supplémentaire au parcours d’obstacles déjà très exigeant des textes existants. Dans un souci affiché de simplification, l’adoption du nouveau régime s’accompagnerait en effet de la suppression des dispositifs actuels de lutte contre la sous-capitalisation, de limitation générale de la déductibilité des charges financières (dite « rabot fiscal ») et de limitation de la déduction des charges financières afférentes à l’acquisition de participations (amendement Carrez). Mais, attention : leurs fantômes réapparaissent parfois au détour du nouveau texte…

La nouvelle règle vise non seulement les intérêts intragroupe, mais l’ensemble des charges financières nettes

Concrètement, la principale règle du nouveau régime consiste à plafonner la déduction fiscale des « charges financières nettes » d’une entreprise au plus élevé des deux montants suivants : 3 millions d’euros ou 30% d’un « EBITDA fiscal ». Ce dernier plafond ne coïncide toutefois pas avec la notion d’EBITDA comptable familière aux acteurs économiques mais correspond à un résultat fiscal retraité qui peut s’écarter substantiellement de l’EBITDA comptable (voir à cet égard l’encadré ci-après).

Les composantes de "l’EBITDA fiscal"

Résultat fiscal avant imputation des déficits
+ Les charges financières nettes
+ Les amortissements admis en déduction nets des reprises imposables
+ Les provisions admises en déduction nettes des reprises de provisions imposables
+ Les gains et pertes soumis au taux des plus-values à long terme.
= EBITDA fiscal

Pour les groupes fiscalement intégrés, la détermination des charges financières nettes déductibles à proportion de l’EBITDA fiscal s’opèrerait au seul niveau du résultat d’ensemble.

D’autre part, une clause dite « de sauvegarde » permet aux entreprises dont le ratio fonds propres / ensemble des actifs est égal ou supérieur au ratio équivalent du groupe consolidé auxquelles elles appartiennent, de déduire 75% du montant des charges financières nettes non admises en déduction en application des plafonds précédents : on voit ici réapparaître en creux l’ancien « rabot fiscal » de 25%.

Mais le changement d’approche fondamental est ailleurs : contrairement à l’actuel régime de lutte contre la sous-capitalisation, la nouvelle limitation ne concernerait plus seulement la dette consentie par des entreprises « liées » mais s’appliquerait à l’ensemble des charges financières nettes définie comme les « intérêts sur toutes les formes de dettes », que celles-ci soient internes au groupe ou contractées auprès de tiers extérieurs.

En outre, l’acception large des « charges financières nettes » retenue par le projet de loi de finances comme la liste non limitative de paiements considérés comme des charges financières qu’il énonce conduisent à faire tomber sous le coup des nouvelles dispositions des charges jusqu’à présent exclues du « rabot ». Tel sera le cas par exemple des « frais de dossier liés à la dette », des « frais de garantie relatifs à des opérations de financement », ou encore des intérêts des contrats de swap.

Autres aspects substantiels de la réforme

Par ailleurs, malgré son apparente suppression, le régime de sous-capitalisation resurgit en filigrane, et avec une certaine brutalité, dans le nouveau régime. Une entreprise dont le ratio dette « liée »/fonds propres excèderait le chiffre de 1,5 verrait en effet la limite de déduction de ses charges financières divisée par trois : un million d’euros ou 10% de l’EBITDA fiscal. Face à ce durcissement particulièrement pénalisant pour les entreprises financées par endettement intragroupe, la commission des finances a proposé l’insertion d’une clause de sauvegarde, sur le modèle de celle en vigueur aujourd’hui pour la sous-capitalisation, lorsque le ratio d’endettement de l’entreprise est plus faible que le ratio du groupe consolidé.

En pratique, les victimes probables de cette nouvelle donne pourraient être les sociétés holdings endettées qui, du fait de leur chiffre d’affaires limité, génèrent souvent un EBITDA faible voire négatif. L’application de la clause de sauvegarde comme l’appartenance à un groupe d’intégration fiscale permettront à nombre d’entre elles d’améliorer leur situation. Néanmoins, celles qui n’auraient pas pu constituer un groupe fiscal et présenteraient un ratio de capitalisation plus faible que celui de leur groupe consolidé pourront chercher à s’accorder avec leurs prêteurs, dans la mesure du possible, pour allouer la dette aux entités opérationnelles de leur groupe.

Enfin, notons des mesures de tempérament importantes contre les effets de l’annualité de l’impôt : les charges financières nettes non déductibles (auxquelles s’ajoutent transitoirement les éventuels stocks d’intérêts différés dans le cadre du régime actuel de sous-capitalisation) seront reportables en avant sur les résultats des exercices futurs sans limite de temps et sans décote ; et la capacité de déduction inemployée sur un exercice, correspondant à la fraction non utilisée du plafond de 3 millions d’euros ou 30% de l’EBITDA, pourra quant à elle être reportée sur les cinq exercices suivants.

En l’état actuel du projet de loi et sous réserve des éventuels amendements parlementaires qui pourraient être déposés, la France, en élève zélé de l’Union Européenne, paraît néanmoins aller au-delà des exigences posées par la directive ATAD en n’adoptant pas dans son droit interne certaines des atténuations offertes par celle-ci aux Etats membres, telles que, par exemple la faculté de report en arrière des intérêts non déductibles de même que plusieurs exclusions spécifiques. Sauf modification par le Parlement, le nouveau dispositif de limitation de la déduction des charges financières se verrait ainsi conférer une portée extrêmement large : applicable aussi bien aux entreprises autonomes (i.e. les entreprises n’appartenant pas à un groupe et n’ayant pas d’établissement stable) qu’aux sociétés financières, son champ d’application couvre tous les emprunts qu’ils soient nouveaux ou existants, y inclus donc ceux souscrits avant la publication de la directive ATAD.

S’il est difficile d’appréhender avec précision aujourd’hui toutes les incidences financières de cette nouvelle limitation par essence pluri-annuelle et fortement liée à la performance et la conjoncture économiques, les entreprises disposent d’ores et déjà d’une première vision claire des nouvelles règles et peuvent dès à présent anticiper leur entrée en vigueur pour s’y adapter au mieux et, en tant que de besoin, se conformer à la philosophie de la directive ATAD : qui s’endette déduit à hauteur des revenus qu’il génère.

 

Auteurs

Laurent Hepp, avocat associé en fiscalité

Alexia Cayrel, avocat, droit fiscal

 

Déduction fiscale des intérêts d’emprunt : vers une nouvelle donne – Article paru dans le magazine Option Finance le 29 octobre 2018