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Dénonciation de faits de harcèlement moral : enquête ou pas enquête ?

Dénonciation de faits de harcèlement moral : enquête ou pas enquête ?

Dans un arrêt du 12 juin 2024 (n°23-13.975), la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que, dans son appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis, le juge du fond, qui a fait ressortir que l’employeur avait pris des mesures suffisantes de nature à préserver la santé et la sécurité de la salariée, a pu en déduire, nonobstant l’absence d’enquête interne, que celui-ci n’avait pas manqué à son obligation de sécurité.

 

Rappel du cas d’espèce

 

Dans le contexte d’une réorganisation, la DRH d’une entreprise avait adressé plusieurs courriels au directeur général pour l’interpeller sur les différends l’opposant à une collègue et pour se plaindre de son positionnement dans la nouvelle organisation. Sa hiérarchie lui avait alors répondu et fourni des explications par mails sans prendre d’autres mesures complémentaires. La salariée avait par la suite été licenciée.

 

Devant les juridictions prud’homales, en parallèle de la contestation de son licenciement dont elle sollicitait la nullité, la salariée a présenté des demandes de dommages et intérêts, d’une part, pour harcèlement moral et, d’autre part, pour manquement à l’obligation de sécurité.

 

Sur le premier point, la cour d’appel de Versailles, après avoir considéré que la salariée présentait de son côté des «faits matériellement établis qui, pris dans leur ensemble, permett[ai]ent de présumer l’existence d’un harcèlement moral », a confirmé le jugement de première instance en ce qu’il avait dit que la société apportait quant à elle des éléments objectifs de réponse permettant d’établir que « le contrat de travail de la salariée a[vait] été exécuté sans harcèlement» (1).

 

Sur le second point, la cour d’appel de Versailles, après avoir rappelé qu’il «n’a[vait] pas été retenu que [la salariée avait] été victime de pressions, brimades injustifiées et comportements humiliants (…) s’apparentant à du harcèlement moral» (2), a considéré que la société avait «pris position» et apporté des réponses à la salariée lorsqu’elle avait fait appel à sa hiérarchie.

 

Elle en a donc conclu que l’employeur n’avait pas manqué à son obligation de sécurité puisqu’il avait « pris les mesures suffisantes de nature à préserver la santé et la sécurité de la salariée (…), nonobstant l’absence d’enquête interne.» (3)

 

La salariée a alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation. Au soutien de son cinquième moyen formé au visa des articles L.4121-1 du Code du travail et L.4121-2 du Code du travail, la salariée soutenait que «manque à son obligation de sécurité, l’employeur qui ne prend aucune mesure et n’ordonne aucune enquête interne après dénonciation par un salarié d’agissements constitutifs d’un harcèlement moral, peu important que ces agissements soient établis ou non » (4).

 

La Cour de cassation a jugé son moyen non fondé et a considéré que (5) :

 

«8. L’arrêt constate, par motifs propres et adoptés, que lorsque la salariée a fait appel au directeur général, auquel elle était hiérarchiquement rattachée directement, au sujet des différends qui l’opposaient à une collègue du même niveau hiérarchique qu’elle, le directeur général a pris position et que lorsque la salariée a demandé le 16 août 2019 des éclaircissements sur son positionnement dans la nouvelle organisation avec une nouvelle direction, elle a obtenu le 19 août suivant une réponse du président de la société devenue actionnaire majoritaire de la société.

 

9. L’arrêt constate par ailleurs que le contrat de travail de la salariée était suspendu depuis septembre 2019 pour cause de maladie et que l’employeur n’avait été informé par la salariée que le 14 août 2019 du malaise grandissant que lui causait le comportement de sa collègue.

 

10. Dans son appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d’appel, qui a fait ressortir que l’employeur avait pris les mesures suffisantes de nature à préserver la santé et la sécurité de la salariée, a pu en déduire, nonobstant l’absence d’enquête interne, que celui-ci n’avait pas manqué à son obligation de sécurité (6)

 

Sans surprise : la charge de la preuve du respect de l’obligation de sécurité pèse sur l’employeur

 

Dans cet arrêt, la Cour de cassation confirme que la charge de la preuve du respect de l’obligation de sécurité pèse sur l’employeur (7).

 

Il en résulte que le demandeur (salarié) peut se contenter d’alléguer des faits pour motiver sa demande de dommages et intérêts pour manquement de son employeur à son obligation de sécurité.

 

C’est au défendeur (l’employeur) à qui il incombera, en réponse, de justifier d’éléments objectifs et probants démontrant qu’il a bien satisfait à son obligation.

 

S’agissant du respect de cette obligation et de l’adéquation des mesures prises, la Cour de cassation renvoie à l’appréciation souveraine des juges du fond le soin de déterminer si les mesures étaient «suffisantes» et «de nature à préserver la santé et la sécurité».

 

Elle censure les arrêts d’appel qui feraient, en réalité, peser la charge de la preuve sur le salarié. A titre d’exemple, dans un arrêt récent, la Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel qui avait débouté le salarié sans tirer les conséquences du fait que l’employeur s’était abstenu de répondre aux conclusions du salarié lui reprochant un défaut d’assistance et d’aide (8).

 

De même, en matière de harcèlement moral, comme en matière d’obligation de sécurité, l’employeur peut écarter sa responsabilité s’il établit s’être conformé aux prescriptions légales en matière de prévention des risques professionnels et avoir pris les mesures immédiates propres à faire cesser les faits de harcèlement lorsqu’il en a eu connaissance (9).

 

Revirement de jurisprudence : l’absence d’enquête à la suite d’une dénonciation de faits de harcèlement moral n’engage pas la responsabilité de l’employeur pour manquement à l’obligation de sécurité

 

Au cas particulier, la Cour de cassation a confirmé l’appréciation souveraine du juge du fond qui a considéré que l’employeur avait satisfait à son obligation de sécurité dès lors qu’il justifiait avoir apporté des réponses écrites à la salariée lorsqu’elle s’était plainte auprès de sa hiérarchie, peu important l’absence d’enquête interne menée par l’employeur.

 

La Cour confirme l’arrêt de la cour d’appel de Versailles qui avait considéré que l’absence d’enquête à la suite des alertes de la salariée n’était pas de nature à caractériser en soi un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

 

Si elle avait déjà eu l’occasion de rejeter des pourvois, notamment fondés sur l’absence d’enquête réalisée en présence d’une alerte sur une situation de harcèlement moral (10), c’est la première fois que la Cour se prononce expressément sur ce point.

 

Or, jusqu’à présent, lorsque «l’employeur a[vait] connaissance de l’existence éventuelle de faits de harcèlement moral ou sexuel», la jurisprudence imposait à l’employeur de mener une enquête, l’abstention étant « fautive » selon la Cour de cassation(11).

 

Cet arrêt est donc en rupture avec les décisions précédentes rendues par la Cour sur ce sujet.

 

Cette solution tient-elle au fait que le juge du fond avait, en l’espèce, reconnu l’absence de faits de harcèlement moral?

 

Cela serait alors constitutif d’un revirement puisque la Cour de cassation a précédemment censuré un arrêt d’appel qui avait débouté une salariée de sa demande de dommages-intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité après avoir retenu qu’aucun agissement répété de harcèlement moral n’était établi, de telle sorte qu’il ne pouvait être reproché à l’employeur de ne pas avoir diligenté une enquête et par là-même d’avoir manqué à son obligation de sécurité (12).

 

Cette solution tient-elle encore au fait que la salariée n’a pas expressément qualifié les faits remontés à sa hiérarchie de « harcèlement moral »?

 

Cependant, une telle position serait contradictoire avec une décision récente de la Cour de cassation ayant considéré que le bénéfice de la protection prévue à l’article L.1152-2 du Code du travail n’était pas subordonné au fait d’avoir qualifié de harcèlement moral les faits dénoncés (13).

 

Il serait en effet curieux qu’elle limite en revanche l’obligation de mener une enquête à la qualification expresse par le plaignant des faits de «harcèlement moral».

 

Cette solution tient-elle alors au fait que la salariée a fondé son moyen de cassation sur les dispositions des articles L.4121-1 et L4121-2 du Code du travail relatives à l’obligation de sécurité de l’employeur et non sur celles de l’article L.1152-4 du Code du travail relatives à l’obligation de prévention de faits de harcèlement moral ?

 

Il est encore permis d’en douter puisque la Cour a précédemment retenu une solution inverse aux mêmes visas (14).

 

Fort de ces constats, et compte tenu du fait que les juges du fond sont généralement sévères en l’absence d’enquête menée par l’employeur, il s’agit d’accueillir cet arrêt avec la plus grande prudence.

 

En effet, au cas particulier, si la Cour de cassation a considéré que l’employeur n’avait pas manqué à son obligation de sécurité au cas particulier, cette solution semble intrinsèquement liée aux circonstances de l’espèce.

 

AUTEURS

Marie-Laure Tredan, Avocate Counsel CMS Francis Lefebvre Avocats

Manon Bachès, Avocate, CMS Francis Lefebvre Avocats

 

(1) CA Versailles, 26 janv. 2023, n° 22/01192
(2) Ibid
(3) Ibid
(4) Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-13.975, Publié au bulletin
(5) Ibid
(6) Ibid
(7) Encore très récemment : Cass. soc. 28 févr. 2024, n°22-15.624 ; Cass. soc., 15 nov. 2023, n° 22-17.733, Publié au bulletin : Cass. soc., 5 juill. 2023, n° 21-24.122, Publié au bulletin ; Cass. soc., 25 nov. 2015, n° 14-24.444
(8)  Cass. soc., 15 novembre 2023, n°22-17.733
(9)  Cass. soc., 1er juin 2016, n° 14-19.702
(10)  Cass. soc, 15 fév. 2023, n°21-21.701 ; Cass. soc, 5 fév. 2020, n°18-23.184 ; Cass. soc, 3 avr. 2019, n°18-14.187 (enquête prévue par accord d’entreprise)
(11)  Cass. soc., 12 mai 2021, n°20-14.507 ; Cass. soc., 27 nov. 2019, n°18-10.551 ; Cass. soc., 7 avr. 2016, n°14-23.705 ; Cass. soc., 9 juill. 2014, n°13-16.797
(12) Cass. soc., 27 nov. 2019, n°18-10.551
(13)  Cass. soc, 29 avr. 2023, n°21-21.053
(14) Cass. soc., 27 nov. 2019, n°18-10.551

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