Facturations de logiciels dans les pays émergents : actualités récentes et état des lieux
Parmi les facturations traditionnelles de « management fees » au sein des groupes, celles concernant les logiciels sont souvent source de difficultés au plan fiscal dans les pays émergents. Une actualité récente au Brésil et en Inde nous donne l’occasion de faire un point sur la fiscalité applicable en France et dans certains pays émergents.
- Brésil : une clarification bienvenue concernant la fiscalité indirecte applicable aux logiciels
Le Brésil étant un pays fédéral, la fiscalité indirecte applicable aux logiciels était très incertaine, puisque relevant de normes prises à deux niveaux d’autorités : l’ICMS (impôt sur la circulation des marchandises), de la compétence des Etats qui s’applique aux biens et l’ISS (impôt sur les services) de la compétence des communes et qui s’applique aux services. Les risques de double imposition sont réels : certains Etats du Brésil avaient considéré que l’ICMS s’appliquait aux redevances de logiciels en même temps que l’ISS. Une loi complémentaire 116/03 soumet expressément à l’ISS les licences de logiciels, qu’ils soient standard ou customisés, quel que soit le mode de mise à disposition de l’utilisateur. La législation de deux Etats, en cause dans la présente affaire, prévoyait au contraire que l’utilisation de logiciels, y compris via un téléchargement, relevait du champ d’application de l’ICMS.
Dans une décision du 4 novembre 2020[1], la Cour suprême brésilienne a jugé que seule l’ISS pouvait être prélevée sur les téléchargements de logiciels. Le 24 février 2021, les juges ont rendu une décision prévoyant les possibilités de régularisation du passé, précisant qu’aucune double imposition ne serait acceptée. A priori, et eu égard à sa généralité, la décision devrait s’appliquer à tous les Etats du Brésil.
Cette décision met fin à un sérieux risque de double imposition ICMS/ISS concernant les facturations de logiciels.
- Inde: une clarification importante pour l’application des conventions fiscales signées par l’Inde
La Cour suprême indienne a rendu, le 2 mars 2021 à propos de la convention fiscale avec les Etats Unis, une décision mettant fin à des jugements divergents sur le sujet. Les autorités fiscales indiennes considéraient traditionnellement que les licences de logiciels étaient systématiquement des redevances au sens de la loi fiscale interne et des conventions fiscales signées par l’Inde, exigeant le paiement d’une retenue à la source.
Après analyse des contrats en cause (contrats de licence d’utilisateur final, accord de revente pour les distributeurs, contrat d’approvisionnement en cas de vente d’un matériel dans lequel est intégré un logiciel…), la Cour suprême a constaté qu’aucun droit d’auteur n’était transféré ni au distributeur ni à l’utilisateur final, dès lors qu’aucun droit de sous licence ou de transfert n’avait été accordé, pas plus que le droit de modifier ou de reproduire.
Après avoir relevé que la définition conventionnelle des redevances était beaucoup plus restrictive que celle de la loi interne indienne (sont visés les paiements de toute nature reçus en contrepartie de l’usage ou de la concession de l’usage d’un droit d’auteur sur une œuvre), elle a estimé que les contrats en cause ne créaient aucun droit pour les distributeurs/utilisateurs finaux indiens, qui équivaudrait au droit d’utiliser un droit d’auteur. La Cour suprême a jugé que les montants versés par des résidents indiens (utilisateurs finaux / distributeurs) à des fournisseurs non-résidents de logiciels en contrepartie de la revente / utilisation de logiciels ne pouvaient être considérés comme des redevances et relevaient de l’article 7, imposables exclusivement aux Etats Unis à défaut d’établissement stable du concédant en Inde
Cette décision est également intéressante car elle réaffirme la primauté des conventions fiscales sur le droit interne indien et se réfère aux commentaires OCDE du modèle de Convention fiscale. Le sens de la décision est effectivement conforme aux commentaires OCDE qui reprennent la distinction entre les droits d’auteur sur le programme et le logiciel qui comporte une copie du programme faisant l’objet de droits d’auteur[2].
- Russie : application de la TVA aux redevances de logiciels
La législation russe a également connu des évolutions récentes : à partir de 2021, l’exonération de la TVA jusqu’alors applicable aux paiements de redevances de logiciels, au bénéfice tant des titulaires étrangers que russes, a été sensiblement réduite pour ne plus s’appliquer qu’aux opérateurs russes dument accrédités. De facto, la fourniture des droits sur logiciels concédés par des résidents étrangers à une société russe est désormais soumise à une TVA à un taux de 20 %.
Par ailleurs, lorsque les opérations en lien avec ce logiciel peuvent être qualifiées de services électroniques, depuis 2019, les fournisseurs étrangers de ces services électroniques en Russie doivent s’enregistrer auprès des autorités fiscales russes et -en principe- gérer eux-mêmes leurs déclarations de TVA et formalités de paiement sur une base trimestrielle (même en l’absence de présence taxable à l’impôt sur les sociétés en Russie). En pratique, suite aux clarifications de l’administration fiscale, il demeure possible pour le moment de faire retenir cette TVA à la source sur une base volontaire par le licencié russe, mais cette solution facile à mettre en place dans le cadre des refacturations intragroupes l’est moins avec des tiers.
Enfin, précisons que la majorité des conventions fiscales signées avec la Russie (notamment celle avec la France) prévoient une exonération de retenue à la source sur les redevances. Toutefois, pour en bénéficier, le concédant doit fournir toute une documentation qui en pratique est un exercice fastidieux.
- Chine : risque sérieux d’application de la retenue à la source sur les services associés aux licences de logiciels
L’administration fiscale chinoise a une approche très large considérant que les paiements faits au titre de services informatiques (maintenance, hotline, etc.) qui accompagnent les licences de logiciels sont globalement considérés comme des redevances. Les autorités fiscales chinoises exigent en pratique le paiement de la retenue à la source au taux de 10 % (taux prévu par la convention fiscale franco-chinoise).
S’il y a déplacement d’informaticiens en Chine, le risque que les autorités chinoises considèrent alors que la société française qui rend les services dispose d’un établissement stable en Chine est réel. Cette approche est toutefois conforme à l’article 5-3-b) de la convention fiscale.
Enfin, les facturations de logiciels sont soumises à la TVA chinoise à la charge du concédant.
- Afrique : application des conventions fiscales et alourdissement de la fiscalité au Sénégal
De manière générale, la législation interne des pays d’Afrique subsaharienne prévoit l’application d’une retenue à la source pouvant aller jusqu’à 20 %. Dans les conventions fiscales conclues avec la France, les licences de logiciels sont généralement soumises à une retenue à la source dès lors que les sommes versées pour l’usage ou la concession de l’usage d’un équipement scientifique constituent des redevances au sens de la convention (ex. Cameroun). Dans certains cas, les licences de logiciels sont exonérées, les sommes n’étant pas qualifiées de redevances (Congo Brazzaville, Gabon) ou les redevances étant imposables dans l’Etat du bénéficiaire (Burkina Faso, Mali). En pratique, l’application de ces conventions ne soulève pas de difficultés particulières sauf quand il s’agit de faire appliquer l’exonération prévue par la convention !
S’agissant de la TVA, elle est due dans l’Etat du concessionnaire (autoliquidation). Il convient toutefois de noter qu’au Sénégal, jusqu’à très récemment, seules les rémunérations versées à des non-résidents effectivement soumises à retenue à la source ouvraient droit à déduction de la TVA. Les licences de logiciels étant soumises à une retenue à la source au taux de 20 %, réduite à 15 % en application de la convention fiscale conclue avec la France, la TVA correspondante était déductible. Ce n’est plus le cas depuis l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2021 : la TVA due sur les rémunérations versées à un prestataire de services étranger n’est plus déductible, sauf lorsque les prestations comportent un transfert de savoir-faire. Il faudra tenir compte de ce surcoût pour les sociétés bénéficiant de services en général et de licences de logiciels en particulier, la TVA étant due au taux de 18 %.
- Position de la France sur l’application des conventions fiscales
Il n’existe aucune interprétation formelle de l’administration fiscale française concernant les facturations de logiciels pour l’application des conventions fiscales, et très peu d’entre elles visent le cas de façon expresse[3]. A titre pratique, on peut se reporter aux commentaires de l’OCDE sur l’article 12 et considérer que lorsque le logiciel est simplement concédé, les sommes payées relèvent de l’article 7. Il est également assez clair que si des services sont associés à la concession d’un logiciel, ces derniers ne doivent pas être soumis à une retenue à la source.
[1] Cour suprême brésilienne, ADI 5.659 et ADI 1.945, 4 novembre 2020.
[2] Les commentaires OCDE précisent que le caractère des paiements dépend de la nature des droits que le bénéficiaire acquiert dans le cadre de l’accord. Si le bénéficiaire acquiert une partie des droits d’auteur, le paiement pourra être qualifié de redevances. En revanche, si le bénéficiaire acquiert simplement le droit d’utiliser le logiciel pour son propre usage en tant qu’utilisateur final, ou acquiert le droit de distribuer des copies mais sans acquérir le droit de le reproduire, les paiements seront qualifiés de revenus d’entreprises.
[3] Seul un commentaire concernant la convention fiscale entre la France et l’Ouzbékistan indique que lorsque la définition des redevances englobe le droit d’auteur et un droit similaire, on peut considérer que les concessions de logiciels qui sont qualifiées de droit d’auteur en droit interne français sont des redevances au sens de la convention.
Auteurs
Deana d’Almeida, avocat associé fiscalité en Afrique
Agnès de l’Estoile-Campi, avocat associé en droit fiscal
Dominique Tissot, avocat associé, CMS Russie