Fiscalité de l’économie numérique : l’UE prend le pas sur l’OCDE (provisoirement ?)
Le développement de l’économie numérique brouille les règles du jeu fiscal, les profits réalisés pouvant être taxés dans un Etat autre que celui dans lequel la valeur est créée. L’OCDE et l’UE réfléchissent à des solutions sans parvenir, pour l’instant, à s’accorder.
En France, le rapport Collin et Colin publié en 2013 a initié la réflexion sur la taxation de l’économie numérique. Le sujet est, depuis, devenu éminemment politique.
Si la volonté quasi-unanime des gouvernements de s’attaquer au problème est désormais acquise, sa résolution sur le plan technique est loin de faire consensus. L’OCDE, dans son dernier rapport intitulé « Défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie » publié le 16 mars 2018, plaide pour une action concertée et une solution de long terme tendant à refondre les règles du droit fiscal international afin de répondre aux enjeux de la numérisation de l’économie. Ce discours, bien qu’il emporte l’adhésion de la plupart des pays membres de l’OCDE, se heurte toutefois au souhait de certains Etat, notamment européens, d’agir rapidement, commandant l’instauration de mesures unilatérales. Prenant le relais des Etats Membres afin d’éviter la multiplication de mesures unilatérales au sein de l’Union, la Commission européenne a rendu publiques, le 21 mars 2018, deux propositions de directives visant à assurer l’imposition des acteurs de l’économie numérique.
I. Le dernier rapport de l’OCDE : un coup d’épée dans l’eau ?
Dans son rapport d’octobre 2015 sur l’Action 1 du plan BEPS (« Relever les défis fiscaux de l’économie numérique »), l’OCDE adoptait des recommandations mais remettait à plus tard la proposition de solutions concrètes. L’OCDE vient de publier un nouveau rapport dans lequel elle considère que la lutte contre l’évasion fiscale doit passer par l’adaptation des règles centenaires du droit fiscal international à l’économie numérique et à la mondialisation des échanges.
Les business models de l’économie numérique se distinguent en effet des business models traditionnels par (i) la possibilité d’avoir une activité significative dans un pays sans y avoir de présence physique, (ii) une dépendance vis-à-vis des actifs incorporels et (iii) une utilisation des données personnelles aux fins de la création de valeur.
Tout en soulignant l’existence d’un consensus sur la nécessité d’entreprendre une réévaluation cohérente et concordante des règles de répartition de la compétence fiscale et des bénéfices entre juridictions le rapport constate que des différences perdurent entre les Etats sur la manière dont ces questions doivent être abordées, ainsi que sur le degré de pertinence et d’importance de chacune des caractéristiques des business models de l’économie numérique dans la création de valeur.
L’OCDE envisage enfin que, dans l’attente d’une vision commune quant à la manière d’adapter les règles existantes à l’économie numérique, des mesures provisoires puissent être adoptées unilatéralement par certains Etats si elles sont ciblées, minimisent les risques de taxation et de complexité excessives et sont conformes aux dispositions des conventions fiscales internationales. Cependant, aucun consensus ne ressort du rapport sur la nécessité et le bien-fondé de la mise en place de telles mesures, certains pays y étant opposés, jugeant qu’elles pourraient avoir des effets négatifs notamment sur l’investissement et la croissance ainsi que sur le niveau d’imposition globale des entreprises.
En résumé, le décor est planté mais le suspense reste entier quant à la question centrale de savoir comment adapter les règles existantes, qui est renvoyée à un rapport final prévu pour 2020.
Face au statu quo résultant de l’absence de solution au niveau international, l’UE, qui rejoint l’OCDE sur la nécessité de repenser les règles actuelles afin de les adapter à l’ère numérique, prend le parti d’introduire dès à présent des mesures tant sur le court terme que sur le long terme.
II. Proposition de directive de la Commission européenne introduisant une taxe de 3% sur les services numériques
La proposition de directive (COM(2018) 148) prévoit la mise en place, d’ici au 1er janvier 2020, et en principe à titre provisoire, d’une taxe de 3% sur le chiffre d’affaires hors taxes généré dans l’UE au titre de certains services numériques (TSN pour taxe sur les services numériques ou DST pour digital service tax). Les services visés sont ceux pour lesquels la contribution de l’utilisateur est considérée comme essentielle en termes de création de valeur : le placement, sur une interface numérique, de publicités ciblant les utilisateurs de cette interface; la mise en relation d’utilisateurs par le biais de plateformes numériques afin de faciliter la réalisation de fournitures de biens et de services entre ces utilisateurs ou la transmission de données recueillies au sujet des utilisateurs. A l’inverse, la fourniture de contenu numérique (vidéo, audio, etc.) à des utilisateurs par l’intermédiaire d’une interface numérique serait exclue du champ d’application de la taxe.
Cette taxe ne viserait que les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel mondial supérieur à 750 millions d’euros et un chiffre d’affaires dans l’UE supérieur à 50 millions d’euros (chiffre d’affaires hors taxes généré par les activités visées par la directive).
Dans la mesure où la participation de l’utilisateur à ces activités est considérée comme l’élément générant la valeur y afférente, cette taxe serait due dans les différents Etats membres dans lesquels les utilisateurs sont localisés.
Cette taxe, conçue comme une mesure provisoire, aurait vocation à disparaître à l’occasion de la mise en œuvre de la proposition de directive de la Commission européenne relative à l’établissement stable numérique.
III. Proposition de directive de la Commission européenne relative à l’établissement stable numérique
Sur le long terme, la proposition de directive (COM(2018) 147) permettrait de soumettre à l’impôt sur les sociétés dans un Etat membre les profits réalisés par une société y ayant une présence numérique significative. Un établissement stable d’une société d’un Etat serait ainsi réputé exister dans un autre Etat « dès lors qu’il existe [dans cet autre Etat] une présence numérique significative par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité ».
La présence numérique significative serait caractérisée dès lors qu’un service est fourni par l’intermédiaire d’une interface numérique et que l’une des conditions suivantes est remplie : la part du total des produits tirés de la fourniture de services numériques à des utilisateurs situés dans un Etat membre est supérieure à 7 millions d’euros ; le nombre d’utilisateurs de tels services dans un Etat membre est supérieur à 100 000 ; ou le nombre de contrats commerciaux conclus pour la fourniture de tels services avec des utilisateurs situés dans un Etat membre est supérieur à 3 000.
Ces seuils seraient à apprécier par période d’imposition et, pour les groupes de sociétés, de manière consolidée.
S’agissant de la détermination des profits attribuables à un Etat à raison d’une présence numérique significative dans cet Etat, la proposition de directive se réfère à l’approche autorisée de l’OCDE, fondée sur les fonctions exercées, les actifs utilisés et les risques supportés, en précisant qu’il convient de l’adapter afin de tenir compte de la façon dont la valeur est créée dans les activités numériques. A cet égard, l’exposé des motifs renvoie à des règles spécifiques élaborées par ailleurs au niveau de l’UE ou dans les enceintes internationales compétentes, ce qui vient confirmer que l’attribution des profits aux établissements stables reste un sujet épineux.
Enfin, dans une recommandation accompagnant la proposition de directive, la Commission invite notamment les Etats membres à modifier leurs réseaux de conventions fiscales bilatérales afin d’y inclure la notion de présence numérique significative.
Selon la proposition de directive, la définition numérique de l’établissement stable devrait être transposée en droit interne au plus tard le 31 décembre 2019. Nul doute néanmoins qu’elle fera l’objet d’âpres négociations. Certains Etats membres, dont l’Irlande, ont déjà signifié leur opposition à la prise de mesures unilatérales au nom de la nécessité d’un consensus international.
L’introduction de la taxe sur les services numériques pourrait néanmoins compliquer l’élaboration, au niveau international, de règles adaptées à la taxation de l’économie numérique. En effet, cette taxe pourrait s’avérer efficace en termes de rentabilité fiscale et il serait dès lors difficile d’envisager la perte de recettes fiscales du fait du caractère provisoire de la mesure.
Auteurs
Annabelle Bailleul-Mirabaud, avocat associé, fiscalité internationale
Rosemary Billard-Moalic, avocate fiscalité internationale