La fragilité du droit moral de l’architecte face à l’intérêt général
Le principe d’indépendance entre la propriété incorporelle de l’auteur et la propriété corporelle du propriétaire d’une œuvre architecturale conduit à confronter des intérêts antagonistes.
L’architecte Paul Chemetov a dessiné et conçu l’ensemble dit des « briques rouges » situé à Vigneux-sur-Seine, qui a été construit entre 1963 et 1967. Un centre de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), dont il est également l’architecte, jouxte cet ensemble. La CPAM avait décidé de vendre ses locaux à la société France Pierre 2, qui s’est vu délivrer par la commune un permis de démolir le bâtiment aux fins de réaliser cent soixante-douze nouveaux logements et cinq nouvelles surfaces de commerce.
Déçu par la décision des premiers juges confirmant la possibilité de détruire le bien, Paul Chemetov a interjeté appel de cette décision devant la cour d’appel de Paris, qui a confirmé le jugement rendu par le Tribunal de grande instance (CA Paris, 2 décembre 2016, n°16/04867).
La cour d’appel de Paris rappelle à titre liminaire que la vocation utilitaire d’un bâtiment conçu par un architecte interdit à celui-ci de prétendre imposer une intangibilité absolue de son œuvre. Ainsi, le propriétaire de l’œuvre est en droit d’apporter des modifications à l’œuvre, dès lors qu’une adaptation du bâtiment se révèle nécessaire. La Cour ajoute que la démolition doit intervenir dans un délai suffisant pour que le public ait eu le temps de découvrir l’œuvre et que la décision de démolition doit être justifiée par un intérêt légitime et ne pas s’apparenter à un abus du droit de propriété.
Les juges procèdent donc à une mise en balance des intérêts en présence.
En premier lieu, l’appelant tente en vain de démontrer un intérêt architectural particulier interdisant la destruction de l’immeuble. La cour d’appel de Paris rappelle que le bâtiment de la CPAM, qui jouxte l’ensemble des « briques rouges », n’appartient pas au patrimoine du XXe siècle. La labellisation des « briques rouges » en qualité de Patrimoine du XXe siècle est donc sans incidence juridique en l’espèce. En outre, la Cour retient que le référencement du bâtiment à l’inventaire général du patrimoine culturel n’empêche pas sa démolition, pas plus que la présence d’une fresque de l’artiste Paul Fougino dont l’appelant n’avait pas qualité à défendre l’intégrité.
En deuxième lieu, les juges parisiens estiment qu’un délai suffisant a couru depuis la construction du bâtiment, en 1971, pour que le public ait pu accéder à l’œuvre.
En troisième lieu, selon la Cour d’appel, le bâtiment présente des désordres, tels que des problèmes d’isolation thermique et acoustique et la présence d’amiante, ainsi que des problèmes d’accessibilité aux personnes handicapées.
Enfin, le projet alternatif présenté par l’architecte ne peut remplacer le projet de démolition car il n’empêche pas les désordres identifiés ni ne répond aux objectifs recherchés par la commune.
La Cour d’appel conclut donc que la décision de procéder à la démolition du bâtiment répond à un motif légitime d’intérêt général qui apparaît proportionné au regard du droit moral de l’architecte. Elle rejette en conséquence l’appel formé par ce dernier.
Pour mémoire, la cour d’appel de Paris avait déjà confirmé en 2013 la démolition d’un ensemble immobilier HLM construit par Paul Chemetov au motif que l’immeuble entravait un projet de rénovation urbaine reconnu d’utilité publique (CA Paris, 16 octobre 2013, n°13/14995).
A l’évidence, le principe de l’unité de l’art, selon lequel la protection du droit d’auteur est accordée à une œuvre quelle qu’en soit la destination, est réduit à la portion congrue pour les auteurs d’œuvres utilitaires, parmi lesquels les architectes, et les contraint à supporter une forte atténuation de leur droit moral.
Auteurs
Anne-Laure Villedieu, avocat associée en droit de la propriété industrielle, droit de l’informatique, des communications électroniques et protection des données personnelles.
Thomas Livenais, avocat en droit de la propriété intellectuelle