Intérêts et Etats non coopératifs : la « double retenue » est une chimère
En cas de versement d’intérêts dans un Etat ou territoire non coopératif, la retenue à la source de 75% applicable aux intérêts et celle, d’un taux équivalent, applicable aux revenus réputés distribués, ne peuvent se cumuler.
Les clauses fiscales rédigées dans les contrats de financement ont non seulement pour objet d’envisager le régime fiscal qui s’applique au jour de la conclusion du contrat, mais également pour ambition d’anticiper les événements imprévus qui surviendraient en cours de vie du contrat. Nous rappellerons, à titre liminaire, que, depuis le 1er mars 2010, les intérêts versés par des résidents fiscaux français à des non-résidents ne sont plus soumis, dans la très grande majorité des situations, à une retenue à la source (« RAS »). On aurait pu dès lors penser que le volume des clauses fiscales présentes dans ces contrats s’en trouverait diminué, loin s’en faut. La gestion de l’application d’une RAS de 75% aux intérêts versés dans un Etat ou territoire non coopératif (« ETNC ») a toutefois permis d’alimenter l’imagination, parfois trop fertile, des rédacteurs fiscalistes.
I. Les clauses fiscales doivent prévoir sur qui pèsera l’application d’une éventuelle retenue à la source…
La présence des clauses fiscales dans les contrats de financement s’explique aisément : il convient de déterminer, dès le jour de la conclusion, sur qui, de l’emprunteur ou du créancier, pèsera la charge d’une éventuelle RAS sur les intérêts, quand bien même cette éventualité apparaît comme peu probable au jour de la signature.
Pour l’essentiel, plusieurs événements pouvant entraîner un éventuel surcoût fiscal sont anticipés par les rédacteurs. Le premier est la circulation du contrat : les créances sont, en effet, très souvent destinées à être cédées au cours de leur vie à un créancier dont le débiteur ignore tout au jour de la signature du contrat, y compris sa résidence fiscale. Le second est le changement de loi : les fiscalistes sont bien placés pour le savoir, la règlementation fiscale française est loin d’être intangible et ce qui est exonéré aujourd’hui peut devenir taxable demain.
L’insertion de clauses fiscales est d’autant plus justifiée que la RAS, lorsqu’elle est perçue, peut, en application de l’article 125A III du Code général des impôts (« CGI »), atteindre 75% du montant des intérêts. Le premier cas visé par ces clauses est ainsi celui d’un paiement des intérêts (quel que soit le pays de résidence du bénéficiaire) dans un ETNC. En pratique, très peu d’États sont concernés par cette qualification. Pour l’année 2014, on en dénombre seulement huit(1). Cette liste est toutefois mise à jour chaque année. En cas de versement des intérêts dans un ETNC, les dispositions contractuelles font généralement peser la charge de la RAS de 75% sur le prêteur, dans la mesure où, en principe, c’est de son fait que le versement d’intérêt est opéré sur un compte ouvert dans un ETNC. Les clauses étant destinées à couvrir le plus de situations possibles, elles doivent également envisager le cas d’un versement d’intérêts opéré dans un Etat qui devient un ETNC en cours de contrat. Là encore, les clauses prévoient souvent que la retenue doit peser sur le créancier qui a seul la possibilité d’éviter la retenue en demandant que les intérêts soient versés sur un compte ouvert dans un Etat coopératif.
En dehors des situations spécifiques visées ci-dessus, il est généralement prévu que, si une RAS devait frapper les intérêts, une clause de gross-up s’appliquerait : le débiteur devra alors verser un montant d’intérêt majoré permettant au créancier de percevoir, après prélèvement de la RAS, le montant qui était initialement attendu.
II …mais ces clauses doivent se limiter à ne viser qu’une seule retenue à la fois
Il serait néanmoins bien imprudent de limiter les clauses fiscales aux seules situations ci-avant exposées. Sans même imaginer une législation qui ne serait pas encore en vigueur, les intérêts sont en effet susceptibles d’être soumis à une RAS en application d’autres dispositifs que celui de l’article 125 A III du CGI. Tel peut être le cas, par exemple, lorsque les intérêts versés ne sont pas déductibles des résultats de l’emprunteur en application de l’article 238 A du CGI. Cet article dispose que les intérêts dus à un bénéficiaire soumis à un régime fiscal privilégié ou établi dans un ETNC, ainsi que les intérêts versés dans un ETNC, ne sont pas déductibles des résultats sur l’emprunteur. Certes il est possible d’écarter ce texte en apportant la preuve (i) que les dépenses correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré et, (ii) dans le cas d’un versement dans un ETNC ou à un bénéficiaire établi dans un ETNC, que les opérations auxquelles se rapportent ces dépenses ont principalement un objet et un effet autre que de permettre la localisation de ces dépenses dans un ETNC. Cependant, si la première preuve est souvent aisée à apporter dans le cas d’un financement auprès d’un créancier tiers, l’emprunteur n’est généralement pas en mesure d’apporter la seconde, pourtant nécessaire pour éviter la non déductibilité des intérêts versés dans un ETNC ou à un bénéficiaire établi dans un ETNC.
Or, la non-déductibilité des intérêts dans ces situations est susceptible d’entraîner la requalification de ces intérêts en revenus réputés distribués au créancier. Si cette requalification n’apparaît pas clairement à la lecture stricte des textes(2), elle résulte en revanche de la doctrine administrative(3) et de la jurisprudence(4).
Cette requalification des intérêts en revenus distribués entraine des conséquences en matière de RAS puisque les revenus distribués sont, sous réserve des dispositions conventionnelles, soumis à une RAS de 30%, portée à 75% lorsqu’ils sont payés dans un ETNC. Il convient donc de prévoir, lors de la rédaction des contrats de financement, si l’application d’une telle RAS doit conduire ou non à un gross-up revenant à faire peser sur l’emprunteur, en sus de la non-déductibilité des sommes, la charge de cette retenue.
Pour autant, il ne convient pas, selon nous, de prévoir des situations dans lesquelles la RAS de 75% initialement évoquée en cas d’intérêts versés dans un ETNC s’ajouterait à celle de 75% sur les revenus réputés distribués.
Si certains praticiens semblent sous-entendre que la qualification d’intérêts (qualification initiale du flux), d’une part, et celle de revenus réputés distribués (qualification née de la non-déductibilité de l’intérêt chez l’emprunteur), d’autre part, pourraient se cumuler et que, partant, les RAS pourraient s’additionner, nous pensons que la requalification en revenus réputés distribués supplante la qualification initiale. À notre sens, un même flux ne peut pas recevoir deux qualifications cumulatives. Si le montant de l’intérêt réintégré dans les résultats de l’emprunteur en vertu de l’article 238 A du CGI est qualifié de revenu distribué, c’est parce que la somme en cause en présente les caractères. La doctrine administrative renvoie expressément à cet égard au texte de l’article 109 du CGI et subordonne la requalification aux conditions prévues par ce texte (paiement fait à un associé ou, en cas de versement à un tiers, existence d’un bénéfice de l’emprunteur). Dans ce contexte, la requalification en revenu distribué nous paraît nécessairement exclure l’application de l’article 125 A III qui ne vise que les intérêts.
Pourtant, ce raisonnement semble parfois écarté par une certaine pratique rédactionnelle, notamment dans les prospectus d’émission obligataire, au profit d’une prudence à notre sens exagérée. Cette prudence nous parait d’autant plus déplacée que notre raisonnement est suivi par l’administration fiscale. Dans le contexte d’un versement à un non-résident, l’administration emploie en effet dans sa doctrine publiée sur l’article 238 A du CGI, une terminologie qui laisse peu de place au doute puisqu’elle évoque une « modification […] de la qualification donnée antérieurement à leur réintégration, aux sommes exclues des charges déductibles pour l’assiette de l’impôt […] »(5). L’administration admet d’ailleurs, dans ce contexte, que la société débitrice demande « la compensation entre, d’une part, la retenue à la source à opérer au titre des revenus distribués et, d’autre part, les droits éventuellement acquittés en raison de la qualification qui avait été donnée aux sommes en cause antérieurement à leur réintégration dans les bénéfices imposables »(6).
Ainsi, bien qu’il faille déterminer, au travers des clauses fiscales, la partie qui supportera la RAS sur les intérêts ou la RAS sur les intérêts requalifiés en revenus réputés distribués, il n’est pas cohérent de prévoir le cumul de ces deux retenues car, en la matière, cette « double retenue » n’est qu’une chimère.
1. Il s’agit des suivants : Botswana, Brunei, Guatemala, Iles Marshall, Montserrat, Nauru, Niue et Iles Vierges britanniques.
2. CGI, art. 109 et articles 40 à 47 de l’annexe 2 au CGI
3. BOI-BIC-CHG-80-20-20130617 §225.
4. V. par exemple arrêt CE 10 mars 1972 n°79927 et CE 26 mai 1993 n°75800.
5. BOI-BIC-CHG-80-20-20130617 n°226.
6. Si l’ajout de cette précision au BOFIP est récente (ibid., n° 228), l’administration avait déjà admis une telle compensation dans sa doctrine antérieure applicable à l’article 238 A ancien (D. adm. 4 C-93 n°6 et 7, 30 oct. 1997).
A propos des auteurs
Thierry Granier, avocat associé, spécialisé en fiscalité internationale. Il intervient en matière de private equity dans les opérations de financement et d’acquisition dans un contexte international. Il assiste plusieurs fonds d’investissement et établissements financiers dans leurs opérations à dimension internationale.
Agathe Rameix-Rozenbaum, avocat, spécialisée en fiscalité internationale.
Article paru dans la revue Option Finance du 24 février 2014