Interprétation des conventions fiscales internationales : la Révolution en Marche ?
La Convention multilatérale pour la mise en œuvre du plan BEPS1 de l’OCDE a été signée à Paris le 7 juin 2017 par une soixantaine d’Etats, dont la France. Son objectif est de modifier les conventions fiscales bilatérales en y insérant les mesures adoptées par le plan BEPS concernant les dispositions anti abus et la résolution des conflits de double imposition.
L’objet de cette convention, d’un genre tout à fait novateur, est de permettre une modification directe des conventions fiscales bilatérales sans passer par des négociations entre chacun des Etats parties. C’est la recherche de l’efficacité dans la mise en œuvre du plan BEPS aux conventions fiscales qui a motivé le choix de l’OCDE de proposer une convention multilatérale. Ces mesures portent sur l’utilisation abusive des conventions, la définition de l’établissement stable, les dispositifs hybrides et la procédure amiable, et prévoient une disposition facultative sur l’arbitrage obligatoire et contraignant. Comme on le voit, l’essentiel des dispositions visent à mettre fin à des schémas jugés abusifs d’optimisation fiscale au travers de l’utilisation des conventions fiscales actuelles. Des Etats tels que Hong Kong, l’Uruguay, Andorre, l’Irlande, le Liechtenstein, Monaco, les Seychelles, la Suisse, et Singapour ont signé en même temps que la Chine, l’Inde, la Russie (mais pas le Brésil).
I – Une mécanique complexe
Chaque Etat devra notifier les « conventions couvertes », c’est-à-dire indiquer les conventions qui sont modifiées par la convention multilatérale. Toutes les conventions fiscales signées par la France ne seront pas des conventions couvertes, par exemple parce que des conventions intègrent déjà les modifications inspirées du plan BEPS et parce que des conventions ont été signées avec des Etats qui ne se sont pas engagés à mettre en œuvre la convention multilatérale. La France, qui a signé de nombreuses conventions, a notifié 88 conventions couvertes, à la date de la signature.
Pour chacune des conventions couvertes, chaque Etat devra indiquer les options de mise en œuvre que la convention multilatérale propose. Ces options concernent tant les normes du plan BEPS qui sont obligatoires (appelées normes minimales) que les autres normes qui sont facultatives.
Viennent s’ajouter les possibles réserves émises par les Etats. Elles doivent être émises lors de la signature de la convention et confirmées lors du dépôt de l’instrument de ratification. La réserve devra d’abord indiquer à quelles conventions fiscales couvertes elle s’applique. Pour une convention fiscale couverte donnée, la réserve s’applique naturellement à l’Etat qui l’a émise mais elle s’impose également à l’autre Etat contractant (même si celui-ci n’a pas émis de réserve).
L’OCDE a par ailleurs publié, le 18 juillet dernier, un projet de nouveau modèle de Convention fiscale et de commentaires qui intègre les principales modifications de la Convention Multilatérale. Dans les dispositions anti abus des conventions, outre celles exposées ci-dessous, on notera l’ajout d’un paragraphe sur les sociétés totalement ou partiellement transparentes et sur les fonds de pension dans l’article 1 (personnes visées), la modification de l’article 4 concernant la définition du résident au sens de la convention pour prévoir que pour une société, en cas de conflit de résidence, les deux Etats doivent s’efforcer de trancher le conflit, l’introduction dans l’article 10 sur les dividendes et l’article 13 sur les plus-values sur actions d’une période minimale de 365 jours de détention des actions qui conditionne l’application du taux réduit. Dans les dispositions visant à améliorer le règlement des doubles impositions, l’article 25 concernant la procédure amiable est modifié pour introduire un délai de 2 ans (à compter de la date de réception de tous les documents par les deux Etats) pour parvenir à un accord entre les deux Etats.
II – Deux exemples qui vont impacter les entreprises françaises
S’agissant de l’utilisation abusive des conventions, la Convention multilatérale prévoit deux changements qui font partie des normes minimales c’est-à-dire que les Etats devront appliquer sans réserve. La première modification est l’ajout au préambule de la convention que l’objet de la convention est d’éliminer les doubles impositions tout en ne créant pas d’opportunités de non-imposition ou d’imposition réduite via l’évasion fiscale. La deuxième modification est l’introduction d’une clause anti abus générale fondée sur le motif principal des opérations (principal purpose test ou PPT) qui prévoit que les avantages de la convention ne pourront être octroyés s’il est raisonnable de conclure, compte tenu des faits et circonstances, que l’obtention de ces avantages est l’un des principaux motifs de la transaction sauf à démontrer que l’octroi de l’avantage serait en accord avec l’objet et le but de la disposition conventionnelle concernée. Les Etats ont également le choix d’appliquer une clause dite simplifiée de limitation des avantages de la convention mais elle ne s’appliquera que si les deux Etats ont fait le même choix, à défaut, c’est la clause anti abus générale fondée sur le motif principal qui s’appliquera. La France n’a émis aucune réserve sur ces deux points mais n’a pas non plus fait le choix de la clause simplifiée alors que par exemple, l’Inde a fait le choix de la clause simplifiée. C’est donc la clause du motif principal qui s’appliquera à la convention fiscale franco indienne.
Concernant la définition de l’établissement stable, des modifications substantielles sont introduites : tout d’abord, la Convention Multilatérale modifie la définition conventionnelle de l’agent dépendant, afin notamment de pouvoir considérer qu’un commissionnaire à la vente caractérise un établissement stable de son commettant dès lors qu’il y conclut habituellement des contrats ou joue habituellement le rôle principal menant à la conclusion de contrats qui, de façon routinière, sont conclus sans modification importante par l’entreprise. La dépendance de l’agent sera appréciée en fait et inclura notamment l’agent exclusif. Cette nouvelle définition ne fait pas partie des normes minimales de la Convention si bien qu’un Etat peut émettre une réserve pour faire obstacle au changement de définition proposé. Tel est le cas par exemple de l’Irlande qui a émis une réserve sur la totalité des modifications proposées à la définition de l’établissement stable pour la totalité des conventions fiscales couvertes, dont celle avec la France.
Les chantiers de construction ou de montage constituent, dans la plupart des conventions fiscales, un établissement stable uniquement si leur durée dépasse 12 mois. La Convention multilatérale vise à mettre fin à certaines pratiques qui consistaient à « saucissonner » les durées de présence ou à multiplier les entreprises intervenantes d’un même groupe pour éviter de dépasser cette durée de 12 mois. Ainsi elle modifie les règles de calcul de la période de 12 mois en intégrant la présence d’autres entreprises qui font partie du même groupe sur le chantier dès lors qu’elles ont des activités connexes et que leur activité sur le chantier dépasse 30 jours.
III – Date d’application de ces nouvelles dispositions
L’application des nouvelles dispositions dépend à la fois de leur date d’entrée en vigueur et de leur date de prise d’effet. Le mécanisme est assez complexe et nécessitera un suivi précis des calendriers de ratification de la France ainsi que de tous les Etats faisant partie des conventions fiscales couvertes. La date d’entrée en vigueur est subordonnée à la ratification de la Convention multilatérale par au moins cinq Etats signataires. A cette date, elle entrera en vigueur entre ces cinq Etats. En ce qui concerne les Etats qui auront ratifié la Convention postérieurement à ces 5 premiers Etats, l’entrée en vigueur sera fixée le 1er du mois suivant une période de 3 mois décomptée à partir du dépôt de l’instrument de ratification. La prise d’effet relèvera d’un calcul délicat car elle dépendra de l’entrée en vigueur dans chacun des Etats (qui n’est pas unifiée).
Selon l’OCDE, la prise d’effet devrait débuter en 2018.
IV – Conclusion
L’impact de ces propositions de modifications sur les conventions fiscales signées par la France requiert un suivi des choix effectués par la France mais également par ceux des Etats dont les conventions fiscales sont couvertes par la France, doublé d’un suivi du calendrier d’entrée en vigueur. A ce jour, aucune version consolidée des conventions fiscales françaises n’est prévue, ce qui ne facilitera pas la tâche. La portée des changements annoncés est incertaine car si la France, qui affiche une détermination sans faille pour lutter contre l’évasion fiscale sur son sol, n’a émis presque aucune réserve, d’autres Etats ont fait barrage en multipliant les réserves, sans parler de ceux qui n’ont tout simplement pas signé la Convention multilatérale comme les Etats-Unis…
Toutefois, les sociétés doivent anticiper le changement de paradigme dans l’interprétation, au fond, des conventions fiscales internationales et de passer en revue toutes les situations qui risquent de tomber sous le coup de ces dispositions anti abus afin d’identifier si elles sont en risque et tenter de les maîtriser. Une revue pays par pays s’impose, avant la prise d’effet des dispositions de la Convention multilatérale.
Note
1 Base Erosion and Profit Shifting
Auteur
Agnès de l’Estoile-Campi, avocat associée en fiscalité internationale et Conseiller du Commerce Extérieur de la France