La prescription en droit du travail : les précieux apports de la jurisprudence récente
16 mars 2020
La prescription peut constituer un outil juridique redoutable pour les plaideurs. Mais elle peut également être à l’origine de nuits cauchemardesques.
Il est acquis en effet que lorsque le délai pour entreprendre une action judiciaire s’est écoulé, le demandeur à l’instance – souvent le salarié – ne peut plus saisir le juge. S’il prend une telle initiative au-delà des délais requis pour ce faire, il s’expose à ce que le juge le déclare irrecevable en ses demandes, en application de l’article 122 du Code de procédure civile.
Il est donc précieux, pour les parties au contrat de travail et leurs conseils, de bien connaître les délais de prescription qui s’appliquent à la relation de travail, étant précisé que lesdits délais d’une part sont très différents d’une problématique à une autre, et d’autre part trouvent leur source dans des dispositions – éparses – se trouvant dans le Code du travail et le Code civil.
A titre d’illustration, et pour ne prendre que quelques exemples concrets :
– le délai de prescription est de cinq ans en ce qui concerne :
-
- la discrimination (article L.1134-5 du Code du travail), le point de départ étant la révélation de la discrimination ;
-
- le harcèlement moral ou sexuel (article 2224 du Code civil), le point de départ étant la date du dernier fait « incriminé ». Etant précisé que ce délai vaut pour les faits antérieurs susceptibles d’être qualifiés de harcèlement (Cass. crim., 19 juin 2019, n°18-85.725) ;
– le délai de prescription est de trois ans en ce qui concerne l’action en paiement ou en répétition du salaire (article L.3245-1 du Code du travail), le point de départ étant le jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. La demande peut alors porter sur les sommes dues au titre des trois dernières années à compter de ce jour où, si le contrat de travail a été rompu, sur les sommes dues au titre des trois années précédant la rupture du contrat de travail ;
– le délai de prescription est de deux ans en ce qui concerne l’action portant sur l’exécution du contrat de travail (article L.1471-1 du Code du travail), le point de départ étant le jour où celui qui exerce l’action a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ;
– le délai de prescription est de 12 mois en ce qui concerne :
-
- l’action portant sur la rupture du contrat de travail (article L.1471-1 du Code du travail), le point de départ étant la date de notification de la rupture ;
-
- la contestation portant sur le licenciement pour motif économique (article L.1235-7 du Code du travail), le point de départ étant la dernière réunion du CSE ou, dans le cadre de l’exercice par le salarié de son droit individuel à contester son licenciement pour motif économique, à compter de la notification de celui-ci ;
-
- la contestation portant sur la rupture du contrat de travail ou son motif en cas d’adhésion du salarié au contrat de sécurisation professionnelle (CSP) (article L.1233-67 du Code du travail), le point de départ étant l’adhésion du salarié audit CSP. Etant précisé que le délai de prescription n’est opposable en pareil cas au salarié que s’il en a été fait mention dans la proposition de CSP ;
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- le litige concernant la convention, l’homologation ou le refus d’homologation de la rupture conventionnelle (article L.1237-14 du Code du travail), le point de départ étant la date de l’homologation de la convention ;
– le délai de prescription est de six mois pour dénoncer le solde de tout compte (article L.1234-20 du travail), le point de départ étant la signature (sans réserve) par le salarié dudit solde de tout compte.
Les récentes décisions de la Cour de Cassation et de certains juges du fond apportent, s’agissant de l’application effective de la prescription, de précieux éclaircissements, en particulier en ce qui concerne les points qui ne sont pas expressément visés ou explicités par les dispositions précitées.
La prescription en cas d’exécution du contrat de travail
Plusieurs situations et problématiques ont été tranchées récemment.
L’action en remboursement des frais professionnels par l’employeur
Dans une décision en date du 20 novembre 2019 (n°18-20208), la Cour de cassation a jugé que l’action en remboursement de frais professionnels par l’employeur (il s’agissait en l’espèce d’une prime de transport) ne s’entendait pas d’une action tendant à un rappel de salaire, de telle sorte qu’il y avait lieu de faire application non pas du délai de trois ans précité (cf. article L.3245-1 du Code du travail), mais du délai de deux ans (cf. article L.1471-1, alinéa 1 du Code du travail).
Le point de départ du délai de prescription des salaires
La cour d’appel de Rouen, aux termes d’un arrêt en date du 21 novembre 2019 (n°19/00037), a estimé que le délai de prescription des salaires court à compter de la date à laquelle la créance salariale est devenue exigible.
Ainsi, lorsque le salarié est rémunéré au mois, la date d’exigibilité du salaire correspond à la date habituelle du paiement des salaires en vigueur dans l’entreprise et concerne l’intégralité du salaire afférent au mois considéré.
La prescription applicable à l’action en requalification des CDD en CDI
Le 3 mai 2018 (n°16-26.437), la Cour de cassation a estimé que le délai de prescription (de deux ans – cf. article L 1471-1 du Code du travail) d’une action en requalification d’un CDD en un CDI, fondée sur l’absence d’une mention au CDD susceptible d’entraîner sa requalification, courait à compter de la conclusion de ce contrat.
Dans l’affaire ainsi jugée, un salarié a collaboré avec son employeur dans le cadre de plusieurs CDD conclus du 12 au 31 juillet 2004, puis du 12 janvier 2010 au 10 mars 2010, du 3 janvier 2011 au 30 septembre 2011, du 17 octobre 2011 au 17 juillet 2012, du 18 juillet 2012 au 15 janvier 2013, et du 15 janvier 2013 au 15 janvier 2014.
Il a, le 6 janvier 2014, saisi le conseil de prud’hommes d’une demande en requalification du CDD conclu le 12 juillet 2004 en un CDI.
Il a été débouté de son action en requalification par la Cour d’appel saisie.
La Cour de Cassation a rejeté le pourvoi en cassation formé par le salarié en retenant la motivation suivante :
« Mais attendu qu’aux termes de l’article L.1471-1 du code du travail dans sa rédaction applicable au litige, toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ; qu’il en résulte que le délai de prescription d’une action en requalification d’un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, fondée sur l’absence d’une mention au contrat susceptible d’entraîner sa requalification, court à compter de la conclusion de ce contrat ;
Et attendu que le salarié fondait sa demande en requalification du contrat de travail à durée déterminée conclu le 12 juillet 2004 sur le défaut d’indication, dans le contrat, du motif du recours à ce type de contrat ; que la cour d’appel en a déduit à bon droit que la prescription de cette demande courait à compter de la date de conclusion du contrat et a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ».
Dans une affaire tranchée le 29 janvier 2020 (n°18-15.359), la Cour de cassation, saisie également d’une demande de requalification de CDD en CDI, a donné une solution différente de celle exprimée le 3 mai 2018.
Dans cette espèce, un salarié a été engagé dans le cadre de CDD d’usage du 20 novembre 2004 au 4 octobre 2013.
Il a saisi le conseil de prud’hommes le 7 juillet 2014 de demandes en requalification de la relation de travail en CDI à temps plein et en paiement de diverses sommes au titre de l’exécution et de la rupture dudit CDI.
La Cour d’appel saisie, pour dire prescrite la demande en requalification des CDD en CDI jusqu’au 6 juillet 2012 et rejeter les demandes en découlant, a retenu que la loi du 14 juin 2013 instituait un délai de deux ans (cf. article L.1471-1 du Code du travail), pour toutes les demandes indemnitaires relatives à l’exécution ou la rupture des contrats de travail.
Elle en alors conclu qu’en l’espèce, le terme du dernier contrat de travail datant du 4 octobre 2013 et la saisine du conseil de prud’hommes étant intervenue le 7 juillet 2014, le salarié ne pouvait solliciter la requalification des CDD à une date antérieure au 7 juillet 2012.
La Cour de cassation a retenu une analyse différente et a censuré la position ainsi exprimée par la Cour d’appel.
Elle a tout d’abord exposé :
« Attendu que selon le premier de ces textes (article L.1471-1 du Code du travail), toute action portant sur l’exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ; qu’en application du deuxième (article L.1245-1 du même Code du travail), par l’effet de la requalification des contrats à durée déterminée, le salarié est réputé avoir occupé un emploi à durée indéterminée depuis le jour de son engagement par un contrat à durée déterminée irrégulier ; qu’il en résulte que le délai de prescription d’une action en requalification d’un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée fondée sur le motif du recours au contrat à durée déterminée énoncé au contrat a pour point de départ le terme du contrat ou, en cas de succession de contrats à durée déterminée, le terme du dernier contrat et que le salarié est en droit, lorsque la demande en requalification est reconnue fondée, de se prévaloir d’une ancienneté remontant au premier contrat irrégulier ».
En application de ces principes nouvellement définis, elle a censuré la Cour d’appel en relevant ce qui suit : « qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait relevé que le salarié soutenait avoir été engagé pour occuper un emploi participant de l’activité normale de la société, ce dont elle aurait dû déduire que l’action en requalification de la relation de travail en contrat à durée indéterminée n’était pas prescrite et que le salarié pouvait demander que la requalification produise ses effets à la date du premier engagement irrégulier, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».
Il en résulte qu’en matière de requalification de CDD en CDI, les modalités entourant la prescription sont différentes en fonction des raisons qui amènent le salarié à solliciter ladite requalification.
La prescription et l’action en réparation du préjudice d’anxiété introduite par le salarié
Dans une affaire tranchée le 15 janvier 2020 (n°18-16771), la Cour de cassation a indiqué que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
Dès lors, selon la Haute Cour, une Cour d’appel ne peut déclarer recevable l’action en réparation du préjudice d’anxiété introduite par des salariés plus de cinq ans après qu’ils aient eu connaissance du risque à l’origine de l’anxiété, par la publication de l’arrêté ministériel ayant inscrit l’établissement employeur sur la liste permettant la mise en œuvre du régime légal de l’Acaata (allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante).
La prescription en cas de rupture du contrat de travail
Là encore, la Haute Cour a été amenée à se prononcer sur diverses situations intéressant les modalités d’application de la prescription à l’occasion de la rupture du contrat de travail.
La prescription en cas de prise d’acte de rupture du contrat de travail à l’initiative du salarié
Aux termes d’une décision en date du 27 novembre 2019 (n°17-31258) la Cour de cassation a été amenée à juger qu’en cas de prise d’acte de rupture du contrat de travail à l’initiative du salarié, le point de départ de la prescription de l’action en justice se situait à la date de cette prise d’acte, et non à la date des manquements prétendus de l’employeur (qui par définition sont antérieurs à la prise d’acte et justifient théoriquement celle-ci).
La Cour de cassation n’a toutefois pas, dans cette affaire, tranché la question de savoir si le délai de prescription était de deux ans (litige portant sur l’exécution du contrat de travail – cf. article L.1471-1 alinéa 1er du contrat de travail) ou de 12 mois (litige portant sur la rupture du contrat de travail – cf. article L.1471-1 alinéa 2 du Code du travail).
Il semble qu’il puisse être déduit de la position de la Cour de cassation concernant le point de départ du délai de prescription (soit la date de notification de la prise d’acte) qu’il faille appliquer le délai de 12 mois spécifique au contentieux de la rupture du contrat de travail.
La prescription de l’action en paiement de l’indemnité spécifique de rupture conventionnelle du contrat de travail
Dans un arrêt en date du 20 novembre 2019 (n°18-10499), la Cour de cassation a estimé que la demande en paiement de l’indemnité spécifique de rupture conventionnelle se rattachait à la convention de rupture, et qu’il y avait lieu en conséquence de faire application du délai de prescription de 12 mois visé à l’article L.1237-14 du Code du travail.
Dans cette affaire, la Cour de Cassation, confrontée à une demande tendant à l’exécution de la convention de rupture conventionnelle, devait choisir entre le délai de 2 ans applicable à l’action portant sur l’exécution du contrat de travail (cf. article L 1471-1 du Code du travail) et celui de 12 mois applicable à la convention de rupture conventionnelle elle-même (cf. article L.1237-14 du Code du travail).
Elle a fait application du délai de 12 mois.
La prescription en cas d’adhésion du salarié au contrat de sécurisation professionnelle (CSP)
Le 11 décembre 2019 (n°18-17707), la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur la question de la prescription appliquée au salarié qui adhère au CSP.
Dans cette espèce, une salariée a été convoquée, par lettre du 12 février 2013 à un entretien préalable à son licenciement pour motif économique fixé au 4 mars 2013, à l’issue duquel elle a reçu une lettre présentant les motifs économiques de la rupture et lui proposant un CSP.
Le 19 mars 2013, la salariée a accepté le CSP.
Par lettre en date du 26 mars 2013, l’employeur lui a de nouveau notifié les motifs de la rupture, le document précisant qu’elle disposait d’un délai d’un an pour contester celle-ci.
Contestant le bien-fondé de cette mesure et l’application des critères d’ordre de licenciement, la salariée a saisi le 28 mars 2014 le Conseil de Prud’hommes.
Ses demandes ont été déclarées irrecevables et forcloses par la Cour d’appel.
La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la salariée et a confirmé l’analyse retenue par cette dernière.
Elle a jugé, pour ce faire :
-
- que selon l’article L.1233-67 du Code du travail, en cas d’adhésion du salarié au CSP, toute contestation portant sur la rupture du contrat de travail ou son motif se prescrit par 12 mois à compter de l’adhésion au CSP ;
-
- que ce délai n’est opposable au salarié que s’il en a été fait mention dans la proposition de CSP faite par l’employeur ;
-
- que la remise par l’employeur au salarié, lors de la proposition du CSP, d’un document d’information édité par les services de l’Unédic mentionnant le délai de prescription applicable en cas d’acceptation du CSP, constitue une modalité d’information suffisante du salarié quant au délai de recours qui lui est ouvert pour contester la rupture du contrat de travail ou son motif ;
-
- qu’ayant constaté que la salariée avait signé le 19 mars 2013 le bulletin d’adhésion au CSP comportant la mention selon laquelle elle avait pris connaissance des informations contenues dans le document d’information remis le 4 mars 2013, soit le formulaire DAJ 541 édité par l’Unédic intitulé « information pour le salarié », et que ce document mentionnait le délai de prescription applicable à toute contestation portant sur la rupture du contrat de travail ou son motif en cas d’acceptation du CSP, la cour d’appel en a justement déduit que les demandes de la salariée, relatives à la rupture du contrat de travail et introduites le 28 mars 2014, étaient irrecevables.
On le voit, la mise en œuvre pratique des règles concernant la prescription peut être ardue.
La difficulté résulte en grande partie de ce que le législateur a manqué de clarté en retenant plusieurs délais distincts, avec des points de départ différents, au sein de dispositions éparpillées dans le Code du travail et ailleurs.
Ce alors que les conséquences du non-respect des règles entourant la prescription peuvent être terribles pour les demandeurs à l’action judiciaire, et en particulier pour les salariés.
Gageons qu’au fil de de sa jurisprudence à venir, la Haute Cour donnera un peu de visibilité et d’uniformité aux règles applicables en ce domaine.
Article publié dans les Echos Executives le 16/03/2020
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