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La réévaluation est née libre… et partout elle est dans les fers

La réévaluation est née libre… et partout elle est dans les fers

En cas de réévaluation des immobilisations corporelles et financières d’une société, une neutralité fiscale est prévue. Mais par une série de décisions, la jurisprudence a progressivement restreint cette neutralité, obligeant les contribuables à mieux anticiper leurs effets fiscaux.

La réévaluation de l’actif est une technique comptable ancienne qui, après avoir été « légale » à certaines périodes, est redevenue « libre » depuis 1984. Prévue par l’article L123-18 du code de commerce, elle permet aux personnes tenant une comptabilité commerciale de réévaluer l’ensemble de leurs immobilisations corporelles et financières : l’écart de réévaluation, qui reflète la plus-value latente correspondante, est alors inscrit à un compte spécifique des capitaux propres.

Cette opération améliore la présentation du bilan de l’entreprise en renforçant ses fonds propres de manière pérenne, car l’écart de réévaluation ne peut ni servir à compenser des pertes ni être distribué avant la cession des actifs réévalués (sauf pour la fraction correspondant au supplément d’amortissement de ces actifs, et encore seulement en cas d’exercice bénéficiaire).

Au plan fiscal, une distinction doit être faite selon le régime d’imposition de la société.

Pour les sociétés relevant des bénéfices industriels et commerciaux ou de l’impôt sur les sociétés (IS), l’écart de réévaluation constitue, conformément à l’article 38-2 du code général des impôts (CGI), un profit imposable dans les conditions de droit commun : ce régime est moins favorable que celui applicable en cas de plus-value de cession portant sur l’élément d’actif considéré, notamment s’il s’agit de titres de participation.

En revanche, pour les entreprises relevant des bénéfices non commerciaux ou pour les sociétés de personnes dont les résultats relèvent des revenus fonciers ou des revenus mobiliers, par exemple des sociétés civiles détenues par des particuliers : la réévaluation ne constitue pas un fait générateur d’imposition.

Bien qu’officiellement confirmée, cette neutralité fiscale est en voie d’être profondément altérée par une succession de décisions jurisprudentielles.

La répartition de l’écart de réévaluation devient un fait générateur d’imposition

Dans une affaire jugée par le Conseil d’Etat le 12 juillet 2013 (n°338278, Sté Cofathim), une SCI au capital très faiblement libéré, et détenue par des particuliers, avait procédé à une réévaluation libre de ses immeubles. Par la suite, les associés avaient réparti une fraction de l’écart de réévaluation en l’affectant à leurs comptes courants. Ils avaient alors libéré le solde du capital social de la SCI par compensation avec ces derniers, avant de céder leurs parts sociales sans constater de plus-value imposable à due concurrence.

La Haute Juridiction a jugé que la distribution partielle de l’écart de réévaluation aux associés constituait une répartition irrégulière mettant fin au caractère latent des plus-values sur les actifs réévalués alors même que ceux-ci n’étaient pas cédés.

Tout en confirmant le principe selon lequel la réévaluation ne constitue pas en soi un fait générateur d’imposition dans le cas visé, cette décision a donc innové en faisant une application directe des règles de la comptabilité commerciale à une SCI détenue par des particuliers et en consacrant un nouveau fait déclencheur de plus-value.

Cet arrêt constitue une première entorse incontestable à la neutralité des opérations de réévaluation libre pour des particuliers.

La réévaluation des actifs d’une SCP déclenche une taxation lors du passage à l’impôt sur les sociétés

Plus récemment, le Conseil d’Etat vient, dans une décision du 17 avril 2017 (n°386896, Mascart) de confirmer cette évolution en ce qui concerne des professionnels libéraux.

Dans cette affaire, une société civile professionnelle (SCP), dont les résultats relevaient des bénéfices non commerciaux, avait procédé à une réévaluation libre d’une immobilisation incorporelle, en l’occurrence son droit de présentation de la clientèle, une telle écriture étant par nature dérogatoire aux règles du code de commerce.

Deux ans plus tard, lors de la transformation de la SCP en société d’exercice libéral à responsabilité limitée soumise à l’IS, le droit de présentation avait été maintenu au bilan pour sa nouvelle valeur.

Rappelons que si le changement de régime fiscal d’une société de personnes emporte en principe cessation d’entreprise, certains éléments du résultat, dont les plus-values latentes sur les immobilisations, ne sont pas immédiatement taxés en l’absence (i) de création d’une personne morale nouvelle et (ii) de modification des écritures comptables et (iii) si enfin le changement n’a pas pour effet d’empêcher l’imposition des plus-values sous le nouveau régime fiscal de la société. C’est la règle dite de « l’atténuation conditionnelle », qui figure à l’article 202 ter I du CGI.

A l’occasion d’un premier arrêt du 20 décembre 2013 (n°344309), le Conseil d’Etat avait donné raison au contribuable sur un premier point : la réévaluation préalable à la transformation ne fait pas obstacle à l’atténuation conditionnelle dès lors que c’est uniquement à la date du changement de régime fiscal qu’il convient d’apprécier l’existence ou non de modifications dans les écritures comptables.

Toutefois, statuant sur un second pourvoi après renvoi (dans sa décision du 17 avril 2017 précitée), il vient à la fois de consacrer de façon claire qu’une réévaluation libre ne produit aucun effet dans le cadre des BNC mais également de juger que la réévaluation opérée fait ici obstacle à l’imposition des plus-values sous son nouveau régime d’imposition, et rejette pour ce motif les prétentions du contribuable.

Cette décision, qui ne vise spécifiquement que le cas d’une société exerçant une activité professionnelle, menace de faire tâche d’huile car une règle analogue s’applique aux sociétés patrimoniales, l’article 202 ter II du CGI subordonnant en effet l’atténuation conditionnelle dans leur cas à l’inscription des actifs au bilan d’ouverture du premier exercice relevant de l’impôt sur les sociétés à leur « valeur d’origine ».

Ainsi, la réévaluation libre des actifs d’une société de personnes, même si elle ne produit aucun effet fiscal immédiat, peut s’avérer extrêmement préjudiciable à terme, si l’entité décide de changer de régime fiscal.

La réévaluation suivie de la TUP d’une société de personnes deviendrait imposable

Dans un arrêt du 6 juillet 2016 (n°377904 Lupa Immobilière France et Lupa Patrimoine France), le Conseil d’Etat a subordonné le bénéfice de sa jurisprudence Quémener1, qui permet notamment de neutraliser les plus-values sur titres de sociétés de personnes lorsque ces plus-values correspondent à des profits déjà imposés chez les associés, à la démonstration de l’existence d’une double imposition effective.

Cette décision Lupa, déjà largement commentée et dont l’issue n’est pas encore certaine puisque les affaires font l’objet d’un renvoi à une cour administrative d’appel, pourrait faire obstacle à la pratique consistant pour une entreprise acquérant les titres d’une société de personnes à réévaluer les actifs de cette dernière (générant ainsi une plus-value) puis à la dissoudre par voie de transmission universelle de patrimoine ou « TUP » (générant une moins-value grâce au correctif Quémener), la neutralité fiscale d’une telle série d’opérations n’étant plus aujourd’hui garantie sur le terrain de la loi.

En tout état de cause, la portée de cette jurisprudence paraissait circonscrite aux opérations réalisées avant la publication par l’administration fiscale de son rescrit n°2007/54 du 11 décembre 2007, repris depuis lors au BOFIP2, car elle jugeait des faits qui lui étaient antérieurs.

La doctrine administrative ne protègerait plus le contribuable dans les opérations de réévaluations suivies de TUP

Mais la Cour Administrative d’Appel de Paris a jugé au contraire, dans un arrêt du 17 mai 2017 (n°16PA01892, FRA SCI), que cette doctrine, en ce qu’elle se réfère expressément à la jurisprudence Quémener, ne pouvait bénéficier qu’à des contribuables en situation de « double imposition » : le ver de la jurisprudence Lupa serait donc dans le fruit de ce rescrit…de près de dix ans plus ancien.

On accueillera cette solution avec une grande réserve car le texte de la doctrine paraît pourtant clair si l’on examine l’énoncé de la question traitée, qui vise expressément la prise en compte du profit de réévaluation des actifs d’une société de personnes au prix de revient des titres lors de la TUP de cette dernière, et la réponse affirmative qui y est apportée.

On s’en remettra donc, on peut l’espérer en confiance, à la position qui sera arrêtée par le Conseil d’Etat sur le pourvoi formé dans cette affaire.

En conclusion, le temps de la neutralité fiscale de la réévaluation libre paraît largement révolu, son utilisation devant être envisagée aujourd’hui avec une prudence accrue.

Notes

1 CE n°133296 du 16 février 2000
2 BOI-BIC-PVM-40-30-20, n°90

 

Auteurs

André Loup, avocat Counsel, en fiscalité directe

Edouard Nahmias, avocat, droit fiscal

 

La réévaluation est née libre… et partout elle est dans les fers – Article paru dans le magazine Option Finance le 4 septembre 2017