La situation de déplacement professionnel des salariés portés : une application partiale des règles d’indemnisation
5 juillet 2023
Le portage salarial est parfois vu comme une opération de mise à disposition de personnel mais n’en est pas une.
A la différence du travail temporaire, l’entreprise pour laquelle est réalisée la prestation n’est pas «utilisatrice» mais «cliente» de l’entreprise de portage.
Il est vrai que le rôle du salarié porté vis-à -vis du client est différent du cadre habituel des relations prestataire/client car c’est le salarié porté qui prospecte, trouve le client et négocie avec lui les conditions de réalisation de la prestation, mais cela n’en fait absolument pas un salarié mis à disposition.
Lorsque le salarié porté réalise la prestation qu’il a négociée, il le fait pour le compte de son employeur qui est le cocontractant du client.
Dans ce contexte, les salariés portés sont souvent amenés à engager des frais de déplacement pour l’exécution de leurs missions ou dans un but de prospection de nouvelles missions.
Etat des lieux de la problématique des frais de déplacement dans le secteur du portage salarial
La nature et le régime des frais de déplacement des salariés portés ont donné lieu à de nombreux redressements dès lors que les URSSAF nient la qualification de «déplacements professionnels» aux trajets réalisés par les salariés portés sur le site des entreprises clientes, du moins pour les prestations qui excèdent une certaine durée.
Cette position des URSSAF est liée au fait qu’elles considèrent que le lieu de la prestation du salarié porté doit s’analyser comme le lieu habituel de travail et non comme un lieu de déplacement, au-delà d’une durée de trois mois.
Le Bulletin officiel de la sécurité sociale dispose à cet égard qu’ «en ce qui concerne les salariés en mission au sein d’un établissement de l’entreprise cliente (intérimaires, consultants ou salariés portés), la Cour de cassation considère que le salarié en mission est sur son lieu de travail habituel dès lors que le poste de travail occupé dans l’entreprise cliente est fixe» et que «le régime social des frais de repas des salariés en mission dans l’entreprise cliente est, dans ce cas, celui applicable aux salariés sédentaires».
C’est par «tolérance» que la doctrine administrative admet que l’entreprise cliente ne devient le lieu habituel de travail que lorsque la mission du salarié excède une durée de trois mois.
Cette position a de quoi surprendre. Les salariés portés sont mis au même plan que des salariés temporaires qui sont eux mis à disposition d’une entreprise. La situation est pourtant toute différente.
L’importance de la notion de «lieu habituel» de travail
Un lieu de déplacement correspond par définition à un lieu temporaire de travail, par opposition à un lieu habituel de travail.
Dans l’arrêté interministériel du 20 décembre 2002 sur les frais professionnels, en particulier à l’article 3 sur les circonstances de fait entraînant des dépenses supplémentaires de nourriture, il est prévu que le salarié bénéficie d’une indemnité de repas lorsqu’il est «en déplacement professionnel et empêché de regagner sa résidence ou lieu habituel de travail».
Dans ce cas de déplacement (qualifié de «petit déplacement» puisque le salarié revient chaque soir à son domicile), il n’est pas prévu de durée limite du déplacement professionnel. Ces dispositions s’appliquent donc au salarié qui est en permanence en déplacement professionnel et donc au salarié itinérant qui peut changer chaque jour de lieu de déplacement ou être affecté sur une durée plus ou moins longue à un chantier.
En cas de «grand déplacement professionnel» c’est-à -dire de déplacement professionnel en France ou à l’étranger empêchant le salarié de regagner chaque jour sa résidence habituelle (1), une durée limite est prévue pour l’application du barème forfaitaire mais elle est relativement élevée (6 ans).
Ainsi, le fait que la prestation dure longtemps ne s’oppose pas à une qualification de déplacement professionnel.
En d’autres termes, le lieu de déplacement et incidemment le lieu habituel de travail se définissent autrement que par la seule durée d’occupation du lieu.
La Cour de cassation dans une affaire prud’homale a jugé qu’en cas de périodes stables de travail dans des lieux successifs différents, le dernier lieu d’activité devrait être retenu comme lieu habituel de travail dès lors que, selon la volonté claire des parties, il a été décidé que le travailleur y exercerait de façon stable et durable ses activités (Cass. soc., 31 mars 2009, n°08-40.367).
Dans le cadre des affaires opposant URSSAF et entreprises, la Cour de cassation a tout d’abord jugé que le salarié missionné qui occupe dans l’entreprise tierce un «poste fixe» est considéré comme exerçant son activité sur son «lieu habituel de travail» et relève de ce fait du régime social des frais de repas des salariés sédentaires (Cass. soc., 6 mai 1985, n°83-15.748).
Puis, complétant sa jurisprudence, la Cour de cassation a ajouté que l’absence de visibilité sur la durée des missions ne permet pas de considérer que le salarié est en déplacement (en ce sens, s’agissant d’ingénieurs et consultants détachés au sein d’entreprises clientes : Cass. civ. 2, 21 février 2008, n°07-12.230).
Ces décisions de justice se comprennent lorsque le salarié est mis à disposition dans une autre entreprise, qu’il y occupe un poste fixe et qu’il est à ce titre considéré comme sédentaire.
Dans ce contexte, dès lors qu’il s’agit d’occuper un poste fixe dans une entreprise tierce, la durée de la mission importe peu puisque le salarié est en quelque sorte intégré à la communauté de travail de l’entreprise utilisatrice.
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Mais peut-on raisonnablement retenir cette analyse pour un salarié porté ? Il ne nous semble pas.
De la jurisprudence de la Cour de cassation à la doctrine suivie par les URSSAF
C’est sur la base de cette jurisprudence que la lettre-circulaire ACOSS n°2015-34 du 6 juillet 2015 a été établie.
Cette lettre-circulaire s’applique aux salariés intérimaires et aux salariés en mission des SSII. Elle institue la règle suivante à leur égard : sur les trois premiers mois de la mission auprès d’une même entreprise cliente, l’indemnité de repas versée au salarié est exonérée de cotisations et contributions sociales; au-delà de cette période, le lieu de mission devient le «lieu habituel de travail» et l’indemnité de repas ne peut plus par définition être exonérée au titre du «déplacement professionnel».
Dans la pratique, les URSSAF ont généralisé cette position en l’appliquant aux salariés portés.
Le Bulletin officiel de la sécurité sociale vise aujourd’hui expressément les salariés portés comme «bénéficiaires» de cette règle des trois premiers mois.
Cela revient à limiter la qualification de déplacement professionnel aux seuls trois premiers mois et à exclure cette qualification au-delà de cette durée alors que dans les faits les salariés portés sont toujours en situation de déplacement professionnel au sein de l’entreprise cliente au-delà des trois premiers mois.
La limitation à trois mois ne s’entend que si «le poste de travail occupé dans l’entreprise cliente est fixe» et qu’ainsi, le salarié est assimilé aux salariés sédentaires.
Si en revanche le salarié accomplit une prestation temporaire clairement identifiée, non assimilable à un «poste fixe», comme c’est le cas du salarié porté, il devrait être reconnu comme étant en situation de déplacement professionnel sur toute la durée de réalisation de la prestation.
La réalité est que le salarié porté a autant de lieux de déplacement professionnel que de lieux de réalisation de missions.
Par définition, il n’a aucun lieu habituel de travail.
L’article 23 de la convention collective de branche des salariés en portage salarial du 22 mars 2017 est à cet égard particulièrement éclairant :
«Le salarié porté cumule nécessairement une pluralité de temps d’activités : prospection, prestation, formation, gestion administrative, congé, etc. qui induisent mécaniquement autant de lieux d’exercice différents.
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Le salarié porté, s’il «justifie d’une expertise, d’une qualification et d’une autonomie qui lui permettent de rechercher lui-même ses clients et de convenir avec eux des conditions d’exécution de sa prestation et de son prix» (art. L.1254-2 du Code du travail), se trouve néanmoins contraint de s’adapter au cahier des charges de ses clients aux exigences induites par la bonne exécution de la prestation commandée. Ces sujétions ne le laissent pas libre du choix du lieu de travail. Le salarié porté n’a de fait pas de lieu habituel de travail.
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Le salarié porté se trouve ainsi contraint d’occuper des lieux d’activités multiples qui s’imposent à lui en fonction de ses missions et des contraintes dans le développement et la conduite de ses activités.
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Il est ainsi amené à réaliser des déplacements professionnels depuis sa résidence sur ces différents lieux, à partir de ces différents lieux et entre ces différents lieux.
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La réalisation par le salarié porté de ses activités sur ces différents lieux engendre des frais de déplacements professionnels.
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Les frais de déplacements professionnels font l’objet d’une gestion et d’un contrôle par l’entreprise de portage salarial».
Au surplus, s’il est fait appel à un salarié porté, c’est dans un cadre libre et indépendant, sans construction d’une relation stable et durable avec l’entreprise cliente.
Le salarié porté ne peut être considéré comme exerçant sa mission au sein de l’entreprise cliente de façon stable et durable.
D’une part, le salarié porté ne saurait être assimilé à un salarié de l’entreprise cliente puisqu’il est présenté comme justifiant «d’une expertise, d’une qualification et d’une autonomie qui lui permettent de rechercher lui-même ses clients et de convenir avec eux des conditions d’exécution de sa prestation et de son prix» (article L.1254-2 du Code du travail).
D’autre part, la prestation de service réalisée dans l’entreprise cliente par le salarié porté doit avoir un caractère occasionnel, ponctuel comme une prestation de services classique.
Il est ainsi précisé que «l’entreprise cliente ne peut avoir recours à un salarié porté que pour l’exécution d’une tâche occasionnelle ne relevant pas de son activité normale ou permanente ou pour une prestation ponctuelle nécessitant une expertise dont elle ne dispose pas» (article L.1254-3 du Code du travail).
Par ailleurs, si le contrat du salarié porté (CDD ou CDI) est conclu dans la perspective de la réalisation d’une ou plusieurs prestations au sein d’entreprise(s) cliente(s), il implique aussi d’autres temps d’activité et d’autres lieux d’activité comme l’indique l’article précité de la convention collective.
En définitive, si l’assimilation des salariés portés aux salariés intérimaires des ETT et aux salariés en mission des SSII permet aux entreprises de portage d’échapper à tout redressement concernant les frais de déplacement au cours des trois premiers mois de la prestation, elle ne tient pas compte de la réalité de l’activité de portage salarial, qui implique une situation constante de déplacement professionnel et devrait permettre de bénéficier d’une exonération au-delà des trois premiers mois.
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A l’heure actuelle, la doctrine administrative nie la réalité de la situation des salariés portés pour faire prévaloir une identité de traitement juridique avec les intérimaires et les salariés des SSII. Mais faut-il que le portage salarial s’intègre dans une réglementation existante inadaptée ou fasse au contraire évoluer une réglementation obsolète ?
(1) Conformément à l’article 5 de l’arrêté du 20 décembre 2002, le travailleur salarié est présumé empêché de regagner sa résidence lorsque la distance séparant le lieu de résidence du lieu de déplacement est au moins égale à 50 kilomètres (trajet aller ou retour) et que les transports en commun ne permettent pas de parcourir cette distance dans un temps inférieur à 1 h 30 (trajet aller ou retour). Toutefois, lorsque le travailleur salarié ou assimilé est empêché de regagner son domicile en fin de journée pour des circonstances de fait, il est considéré comme étant dans la situation de grand déplacement.
AUTEURS
Delphine PANNETIER, Avocat Counsel, CMS Francis Lefebvre Avocats
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