Lanceurs d’alerte : conditions et domaine de la protection
17 juin 2024
Aux termes de la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite «loi Sapin», dans sa version actuelle :
«Un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation …».
Cette notion de bonne foi qui apparaissait déjà dans la version initiale de la loi Sapin (depuis modifiée par la loi dite «Waserman» n°2022-401 du 21 mars 2022) a récemment été précisée par le Conseil d’Etat dans une décision rendue le 8 décembre 2023 (n°435266).
Plus précisément, il était demandé au Conseil d’Etat de se prononcer sur la question de l’harmonisation de cette notion de bonne foi, essentielle à la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte et donc la protection qui y est attachée, et sa combinaison avec la protection liée à un éventuel mandat représentatif détenu par le salarié.
L’exigence de bonne foi du lanceur d’alerte
Dans le cas d’espèce, un représentant syndical avait, par le biais de plusieurs courriers électroniques :
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- Mis en cause son ancien supérieur hiérarchique en l’accusant de commettre «un délit d’abus de bien social» fondé sur «l’utilisation massive d’emplacements de parkings à des fins personnelles».
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- Il dénonçait également «une longue liste de délits», des «affaires de clientélisme, népotisme, conflits d’intérêts, prises illégales d’intérêts» et le qualifiait de «truand corrompu».
Face à ces faits, l’employeur avait sollicité une autorisation de licenciement auprès de l’inspection du travail à l’égard de ce salarié protégé qui avait d’abord été refusée, puis accordée dans le cadre d’un recours hiérarchique.
Le salarié avait ensuite contesté cette décision en justice auprès des juridictions administratives aux fins d’obtenir l’annulation pour excès de pouvoir car il estimait que son licenciement avait été prononcé en méconnaissance de la protection accordée aux lanceurs d’alerte.
Le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel avaient rejeté la demande du requérant.
Le Conseil d’Etat, comme les juges du fond, rejette la requête du requérant.
En effet, le Conseil d’Etat estime, notamment, que ce dernier ne peut se prévaloir de de la protection applicable aux lanceurs d’alerte à défaut d’avoir agi de bonne foi, dès lors que ses accusations :
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- «d’une particulière gravité» sont «formulées en des termes généraux et outranciers, sans que le salarié ait été par la suite en mesure de les préciser d’aucune manière» ;
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- et «s’inscrivent (…) dans le cadre d’une campagne de dénigrement dirigée contre son ancien supérieur hiérarchique direct se traduisant par la mise en cause répétée» de ce dernier que le requérant «n’a jamais été étayées par le moindre élément factuel».
Pour étayer le constat du refus de ou de l’impossibilité d’étayer les accusations par des éléments factuels, le Conseil d’Etat relève que le requérant n’avait «par exemple, pas donné suite à la demande de précision de la direction de l’éthique de la SNCF qu’il avait saisie en 2013, en des termes allusifs, d’accusations de fraude».
Il est intéressant de noter que, sans s’y opposer, le Conseil d’Etat semble retenir une appréciation plus large que celle de la Cour de cassation qui considère que la mauvaise foi ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits dénoncés et non de la seule circonstance que ces derniers ne sont pas établis (Cass. soc., 8 juillet 2020, n°18-13.593 ; Cass. soc., 15 février, 2023 n°21-20.342).
Au cas particulier, l’exigence de bonne foi n’étant pas satisfaite, le salarié ne pouvait donc pas se prévaloir de la protection prévue par l’article L.1132-3-3 du Code du travail pour contester l’autorisation de licenciement délivrée par la ministre du Travail. Le pourvoi du salarié a alors été rejeté, et l’autorisation de licenciement validée.
La dénonciation de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime
Aux termes de l’article L.1132-3-3 du Code du travail, les mesures de représailles prises à l’encontre d’un lanceur d’alerte qui a relaté ou témoigné sur des faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions sont atteintes de nullité. En cas de litige, le juge doit s’assurer, pour conclure à la nullité, que le salarié avait relaté ou témoigné de faits «susceptibles d’être constitutifs d’un délit ou d’un crime».
Tel n’est pas le cas lorsque le salarié invoque une atteinte à la liberté d’expression et que le juge ne caractérise pas l’infraction pénale susceptible d’être constituée (Cass. soc., 4 novembre 2020, n°18-15. 669).
En revanche, dans cette même affaire, la Cour de cassation précise que la protection doit jouer lorsque les faits dénoncés par le salarié sont constitutifs du délit de discrimination.
En l’espèce, un salarié avait envoyé un courriel à divers syndicats et leurs représentants dans l’entreprise utilisatrice dans laquelle il effectuait une mission pour les encourager à poursuivre une manifestation contre une réforme sociale en cours.
Averti, son employeur l’avait licencié pour faute grave suite à la diffusion par l’intéressé de l’enregistrement d’un entretien, réalisé à l’insu de l’employeur, et au cours duquel ce dernier relatait l’existence d’une surveillance, au sein de l’entreprise utilisatrice, des mails des syndicats.
Estimant avoir dénoncé un délit d’entrave et devoir bénéficier, à ce titre, de la protection des lanceurs d’alerte, le salarié réclamait la nullité de son licenciement.
La Cour de cassation a ici jugé que le salarié ayant été licencié pour avoir dénoncé des agissements portant atteinte au libre exercice d’une activité syndicale, constitutifs du délit de discrimination syndicale, il bénéficiait de la protection attachée à la qualité de lanceur d’alerte. Son licenciement est donc frappé de nullité et ce, même s’il ne disposait d’aucun mandat.
AUTEURS
Caroline FROGER-MICHON, Avocate associée, CMS Francis Lefebvre Avocats
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