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Le Conseil constitutionnel tempère le principe d’indépendance des poursuites pénales et fiscales

Le Conseil constitutionnel tempère le principe d’indépendance des poursuites pénales et fiscales

Deux décisions du 24 juin 2016 font avancer les droits du contribuable mais leur portée demeure incertaine

1. L’apport des décisions du 24 juin 2016

Selon une jurisprudence traditionnelle du Conseil constitutionnel, les poursuites pénales et les poursuites fiscales stricto sensu peuvent être engagées parallèlement et tranchées par chaque ordre de juridiction indépendamment du résultat obtenu par l’autre.

Le juge pénal peut ainsi sanctionner une fraude sans attendre que le juge de l’impôt se soit prononcé sur le bien-fondé des impositions. Il n’a pas à tenir compte d’une décision antérieure du juge de l’impôt. Il n’a pas à réviser sa décision à la suite d’une décision postérieure du juge de l’impôt déchargeant le contribuable de toute imposition. Ce dispositif se justifie par le fait que les poursuites pénales et fiscales ont un objet distinct : les premières statuent sur la responsabilité pénale du contribuable, les secondes statuent sur le montant de la dette fiscale. A cela s’ajoute que les éléments figurant dans le dossier soumis au juge de l’impôt ne sont pas exactement les mêmes que ceux figurant dans le dossier pénal, en dépit des règles procédurales qui prévoient la transmission d’informations entre autorités fiscales et autorités de poursuites pénales (article 40 du Code de procédure pénale, articles L 101 et L 82 C du Livre des procédures fiscales).

Depuis l’intervention de deux décisions n°2014-545 QPC et n°2014-546 QPC du 24 juin 2016 du Conseil constitutionnel, la situation est un peu différente. Le Conseil a en effet considéré que «les dispositions (…) de l’article 1741 du Code général des impôts ne sauraient, sans méconnaître le principe de nécessité des délits, permettre qu’un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond puisse être condamné pour fraude fiscale».

La question du cumul des poursuites est indissolublement liée à celle du cumul des sanctions pénales et fiscales. Selon une jurisprudence constitutionnelle ancienne, le cumul est autorisé. Lorsqu’une sanction administrative est susceptible de se cumuler avec une sanction pénale, le principe de proportionnalité implique seulement que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.

La question de la pérennité de cette solution s’est cependant posée à la suite d’importantes décisions rendues le 18 mars 2015 (n°2014-453/454 QPC et n°2015-462 QPC) en matière de cumul de poursuites relatives à un manquement d’initié (devant l’Autorité des marchés financiers) et à un délit d’initié (devant le juge pénal), par lesquelles le Conseil constitutionnel a considéré que, sous certaines conditions, le cumul des poursuites peut porter atteinte au principe de nécessité des délits et des peines.

Pour conclure à l’impossibilité d’un cumul de poursuites au cas particulier, le Conseil a relevé que les dispositions contestées (figurant toutes dans le Code monétaire et financier) tendent à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique, que ces deux répressions protègent les mêmes intérêts sociaux, que les sanctions prononcées par l’Autorité des marchés financiers et le juge pénal n’ont pas une nature différente et que les poursuites et sanctions relèvent du même ordre de juridiction.

En revanche, le Conseil a précisé dans le considérant 19 de sa décision que «le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction».

La portée de cette décision en matière fiscale a été partiellement éclaircie par les décisions du 24 juin 2016. Les affaires portées devant le Conseil concernaient des cas de cumul entre pénalités fiscales prévues par l’article 1729 du CGI (pénalité de 40% pour manquement délibéré ou de 80 % pour manœuvres frauduleuses ou abus de droit) et sanction pénale pour fraude fiscale prévue par l’article 1741 du CGI. Le Conseil y a réitéré sa jurisprudence traditionnelle autorisant le cumul de sanctions (sous réserve que le montant global ne dépasse pas la sanction encourue la plus élevée encourue), mais il a assorti cette jurisprudence d’une réserve d’interprétation sur l’application combinée des articles 1729 et 1741 du CGI.

Selon le Conseil constitutionnel, si «le principe de nécessité des délits et des peines ne saurait interdire au législateur de fixer des règles distinctes permettant l’engagement de procédures conduisant à l’application de plusieurs sanctions afin d’assurer une répression effective des infractions», «ce principe impose néanmoins que les dispositions de l’article 1741 ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt. Cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention». Le Conseil considère donc que le cumul des sanctions ne peut être autorisé que dans les cas les plus graves ; dans les autres cas, seules les pénalités fiscales peuvent être appliquées, sans être cumulables avec les peines prévues par l’article 1741.

2. Les conséquences des décisions du 24 juin 2016

Avec ces décisions du Conseil constitutionnel, une personne ayant obtenu du juge fiscal la décharge de l’impôt ne pourra plus faire l’objet de poursuites pénales pour les mêmes faits. L’avancée doit être saluée. Elle est cependant très imparfaite. Seule la décharge de l’impôt pour un motif de fond par une décision juridictionnelle devenue définitive permet d’éviter la condamnation pour fraude fiscale. La règle ne s’applique donc pas si le juge pénal vient à statuer alors qu’une décision préalable du juge fiscal pourrait encore être contestée. Il serait logique que, dans une telle hypothèse, le juge pénal sursoie à statuer jusqu’à ce que le juge fiscal se soit définitivement prononcé, mais cela supposerait que la Cour de cassation modifie l’état de sa jurisprudence. Or, une telle modification (spontanée, du moins) n’est pas certaine car la multiplication des demandes de sursis à statuer pourrait conduire le juge à neutraliser ce qu’il pourrait percevoir comme des manœuvres dilatoires de la part des personnes poursuivies.

La décision du Conseil constitutionnel n’envisage pas non plus l’hypothèse dans laquelle le juge pénal rendrait sa décision alors que le juge fiscal ne se serait pas encore prononcé. Il faudrait alors admettre, ce qui paraît cohérent avec le sens de la décision du Conseil, que le juge pénal puisse être saisi d’un recours en révision en raison du fait nouveau que constitue la décharge définitive de l’impôt par le juge fiscal. Mais ici encore, il faudra pour ce faire que la Cour de cassation modifie sa jurisprudence. Enfin, la décision du Conseil laisse entière la question de savoir si le juge fiscal devrait s’abstenir d’infliger toute pénalité dans l’hypothèse où le juge pénal aurait rendu une décision définitive avant que le premier ne se prononce.

En matière de cumul des sanctions pénales et fiscales, les décisions du 24 juin 2016 constituent également une avancée par rapport à la jurisprudence traditionnelle, mais elles laissent subsister d’importantes incertitudes.

Que sont «les cas les plus graves» dans lesquels le juge pénal devrait renoncer à sa propre compétence? Bien que le Conseil ait énoncé certains critères à l’intention du parquet et du juge pénal, il est à craindre que ces critères ne fassent l’objet d’interprétations très différentes d’un juge à l’autre et créent ainsi une insécurité juridique importante.

Comment ces décisions s’articulent-elles avec celle du 18 mars 2015 ? Les poursuites fiscales et pénales relevant souvent d’ordres juridictionnels différents (sous quelques réserves, notamment en matière de droits d’enregistrement et d’ISF, qui étaient en cause dans les affaires soumises au Conseil le 24 juin 2016), leur cumul est-il pleinement autorisé lorsque le juge administratif est compétent en matière fiscale ? La décision n’est pas dépourvue d’ambiguïté. S’il n’est pas exclu que le juge constitutionnel ait implicitement abandonné le critère d’identité des juridictions, requis dans la décision du 18 mars 2015 pour interdire le cumul des poursuites, la solution ne semble pas certaine. Reste qu’on ne comprendrait pas qu’un cumul de sanctions soit autorisé au seul motif que le juge de l’impôt n’est pas le même que le juge de la fraude à l’impôt, car une telle solution créerait une différence de traitement injustifiée fondée sur la juridiction dont relève le contribuable.

On notera pour finir que la jurisprudence du Conseil constitutionnel apparaît encore en retrait par rapport à celle, plus protectrice du justiciable, de la Cour européenne des droits de l’homme. Rappelons à cet égard que celle-ci considère, dans l’hypothèse inverse de celle ayant donné lieu aux décisions du 24 juin 2016, que la présomption d’innocence consacrée à l’article 6 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme s’oppose à ce qu’une personne acquittée au pénal puisse se voir infliger ultérieurement des pénalités à raison des mêmes faits devant le juge fiscal (voir notamment en ce sens Cour EDH, 30 avril 2015, n°3453/12, n°42941/12 et n°9028/13, Kapetanios et a. c./ Grèce).

Auteur

Daniel Gutmann, avocat associé responsable de la doctrine fiscale, professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne.

Le Conseil constitutionnel tempère le principe d’indépendance des poursuites pénales et fiscales – Article paru dans le magazine Option Finance le 18 juillet 2016